jeudi 31 juillet 2014

Danièle Corre ou l’élégie dans la merveille de vivre

« Danièle Corre ou l’élégie dans la merveille de vivre », Le Français aujourd’hui n° 185, juin 2014, p. 115-120.
On peut commander le numéro à l'éditeur à cette adresse:
http://www.armand-colin.com/revue/16/




Danièle Corre
ou l’élégie dans la merveille de vivre

par Serge Martin

Née en 1946, Danièle Corre construit une œuvre poétique comme arbre à mémoire – tel est le titre de son premier livre (La Bartavelle, 1999) qui a obtenu le prix Jean Follain. Ce qui montre d’emblée l’orientation existentielle de la poésie de Danièle Corre : Follain pour lequel, selon Guillevic, « le mot se détache du silence ». Un tel détachement, serait-ce cette énigme du sol et du corps, ce travail du poème dont « les mots s’ouvrent/ comme des mains/ qu’on desserre » ? Au lecteur d’en apercevoir « le jour, à nouveau », dans la lente lecture et sa nuit qui ne se tait pas, alors même que « nous venons de plus loin/ que le chagrin/ avec au fond des yeux / des maisons incendiées ». C’est cette expérience qui nourrit l’œuvre jusqu’à l’attente des lectures au cœur même des écritures que Danièle Corre sait si bien accueillir dans des ateliers avec des adolescents ou dans les rencontres avec les poètes et les artistes – voir aussi le beau livre où poèmes et aquarelles accompagnent un voyage au Vietnam : Où parle doucement l’âme des morts (éditions Aspect, 2012). Aucune plainte donc avec une telle poésie puisqu’elle est toute orientée vers la merveille de vivre, son chant au présent qui ouvre à un ravissement langagier emportant aussi, dans son poème, les tourments du monde et des vies.

Les mots s’ouvrent
comme des mains
qu’on desserre.

On a jeté
tous les poings fermés
dans l’air léger.

La terre est tranquille.

Sous le bitume
fleurissent
des gouttes de rosée.

(Enigme du sol et du corps, éditions Aspect, 2006, p. 90)

Lisant tes livres, il me semble que leur écriture maintient une tonalité profondément élégiaque ? Est-ce qu’on peut dire que ce ton qui fait ta voix, tout à fait reconnaissable de livre en livre en regard des écritures de l’époque, creuse une manière de « vivre langage », comme disait Henri Meschonnic, à hauteur d’expériences, d’anecdotes précises et en même temps mystérieuses, de notations au plus près des saisons et du quotidien, pas seulement liées à la mort mais rattachant la vie à sa fragilité, sa fulgurance et sa fugacité, qui font d’ailleurs aussi sa beauté ? Je pense, disant cela, à ces vers qui viennent clore ton premier livre : « Ce qui reste / est à ramasser / en petits tas serrés / à tenir fort / au bord du temps » (De clairière en clairière, Poésie sur Seine, 2002)
         Tout d'abord, merci de me lire et de me reconnaître une voix, mais je suis surprise par l'expression « tonalité profondément élégiaque » à propos de mes poèmes. On peut évidemment se tromper sur soi-même, et le lecteur est toujours libre de son interprétation et de sa lecture dès qu'il a trouvé des indices suffisants, mais il me semble que tout en moi est refus de la plainte. Je ne me reconnais donc pas dans l'élégie où je ne trouve que lamentation et constat  d'immobilisme. Ta question m'oblige à me relire attentivement.
         Si dans mes premiers recueils apparaît comme une nostalgie de l'enfance, c'est plus une évocation d'un lieu de source et de lumière où reprendre force et énergie qu'un motif de mélancolie. Même si la poésie se nourrit du quotidien, de tout ce qui est donné à vivre d'une expérience unique et singulière et en réalité plurielle, elle est confrontée au tragique de la vie, au sens à donner à la vie, au temps, à la disparition. Peut-on parler d'élégie pour autant ? Je ne sais si c'est "vivre langage" selon Henri Meschonnic. Nommer est pour moi une façon de rendre le monde acceptable, une promesse d'avancée, de changement. Le mot du poème est, de mon point de vue, une chance de faire un pas vers l'ailleurs, vers le futur. En relisant le recueil Comme si jamais personne (éditions Aspect, 2008), j'y vois p. 35: « Nul ne me forcera au pas/ attendu, de retrait, de retour/ vers les niches d'enfance... » et p. 36: « tirer un trait/ sur les vieilles traces/ tisonner/ les dernières nouvelles » ou dans Routes que rien n'efface (éditions Aspect, 2012), p. 75 « Je suis venue de loin,/ouvrir le seuil, extraire/ le sens du départ ». Dis-moi, ce n'est pas le ton de l'élégie ? A moins que trop s'en défendre signifie reconnaître que ton expression est juste ?
         Le mot du poème est la meilleure façon que j'ai trouvée pour voir clair dans le présent confus - je reprends l'expression de Georges-Emmanuel Clancier dans Évidences : « Le Poème met la vie en ordre » - C'est saisir ce qui nous traverse et nous rend intensément vivant, c'est lutter contre la terrible précarité de l'existence en donnant à l'instant sa force d'éternité et nous permettre « d'être pieds nus/ dans la merveille/ de vivre ». 
  
Tu as une forte proximité avec quelques poètes importants qui n’ont pas toujours la reconnaissance méritée. Je pense, en particulier à Georges-Emmanuel Clancier, né en 1914, que tu cites en épigraphe de ton livre récent La Nuit ne se tait pas – je pourrais évoquer également ton amitié avec Richard Rognet, né en 1942, dont quelques vers ouvrent les cinq mouvements de ton très beau livre Routes que rien n’efface. Si, te lisant, on aperçoit une recherche évidente d’aller au plus simple d’une diction qui emporte, tout en maintenant sa part de mystère, son obscur travail, il me semble aussi que ton écriture est profondément imprégnée de lectures intenses. Peux-tu confirmer ce travail sous-jacent à ton écriture qui me rappelle ce qui nourrissait pareillement Marcelline Desbordes-Valmore ?
Oui, en effet, j'ai la chance d'être une amie très proche de Richard Rognet et de Georges-Emmanuel Clancier – à qui, un jour, j'ai écrit mon admiration et qui m'a répondu – et dont je connais bien les œuvres. Sans doute dans mes poèmes y a-t-il un peu de leurs terres familières et de leur musique... Georges-Emmanuel y lit  une  violence qui le surprend et qu'il affirme comme m'appartenant... tu sais combien le lecteur est souverain...
         J'ai été, ces dernières années, présidente du Cercle Aliénor, cercle de poésie et d'esthétique, qui reçoit une fois par mois, à la brasserie Lipp, un poète ou un spécialiste d'un poète, je participe aussi au « Mercredi du poète » et à la revue Poésie/Première. Cela me permet d'accroître mes connaissances en poésie contemporaine, mais je suis toujours en manque de « lectures intenses ».
         Ma vie professionnelle, ma vie familiale, avec un enfant handicapé et beaucoup de bouleversements, ne m'a jamais laissé assez de temps pour ces lectures rêvées. L'écriture a été pour moi l'outil d'une lutte âpre dans une réalité difficile et m'a permis de résister à bien des naufrages. Mon dernier livre, en prose, La Vie seconde, publié aux éditions Tensing, est le récit de ce long combat vers une humanité dont, adolescente, j'étais bien éloignée. J'admire Marcelline Desbordes-Valmore. Je ne vois aucun lien avec elle mais ce rapprochement me plaît.

L’angoisse étourdie
par nos rondes

nous a laissé
jouer dans l’eau,

cueillir au ras des vagues

tous les visages
jetés des ponts.

(Ce sourire que le jour retient, éditions Potentille, 2009, p. 7)

Tu as une longue expérience d’ateliers d’écriture avec des publics scolaires. Est-ce qu’elle te permet d’apercevoir les pistes à explorer pour faire face aux difficultés rencontrées dans l’enseignement de la littérature et plus généralement dans la politique de la lecture ? Quelle réciprocité avec ces écrits de jeunes as-tu ressentie ? Dans le même ordre d’idée, tu as souvent travaillé de concert avec Sarah Wiame (et d’autres artistes) pour réaliser ce qu’on appelle des livres d’artiste. Comment conçois-tu ce rapport dans et par le livre entre des activités, où mains et papiers s’ajustent à plusieurs, qui paradoxalement semblent même se renouveller, du moins se développer, alors que le numérique semble l’emporter ?
Ce qui me permet de poursuivre l'expérience des ateliers d'écriture en milieu scolaire est l'émerveillement lu dans les regards d'enfants quand ceux-ci prennent conscience de la beauté de leurs écrits. Ils viennent sans obligation, à l'heure dite. Ils prennent appui sur des poèmes contemporains pour mettre en place leur univers et sont avides de mots et de dictionnaires ! Cet élan m'enthousiasme, m'émerveille.
         En lycée professionnel, le constat le plus étonnant vient des professeurs après l'heure de poésie :  les élèves ont perdu leur violence, les cours qui suivent sont calmes ! N'avons-nous pas à portée de main un outil particulièrement intéressant que l'éducation nationale néglige ?
         Ces ateliers n'ont aucune incidence véritable sur mon propre travail ; ce qui me guide est la joie, la joie partagée, la certitude que la passion des mots reste vivante selon un pourcentage semblable d'année en année et qui, peut-être, oubliant ma propre enfance lumineuse, me conduit à écrire : « l'enfance jouera/ sur des terres-pleins de clarté/ qui nous sauveront » p. 99 de Obstinément l'enfance (éditions Aspect, 2005).
         Je me sens davantage impliquée dans la création de livres d'artiste, selon mon désir ancien de dessiner et de peindre. Le bel objet qu'est alors le livre offre au poème un espace plus vaste, une profondeur et une beauté plus grandes. C'est une entreprise très stimulante. Ainsi, j'ai écrit des poèmes qui n'auraient jamais vu le jour sans les réalisations picturales qu'on me proposait. Le plus souvent, c'est le peintre qui agit à partir du poème. Les échanges avec mes amis peintres vont sans le sens d'une émulation réciproque et d'une satisfaction intense liée à la création commune. Nous sommes alors dans le domaine de l'art, en productions limitées, bien loin du numérique utilitaire du grand nombre. On peut utiliser aussi les techniques actuelles pour renouveler les possibilités de création picturale.

Nous venons de plus loin
que le chagrin
avec au fond des yeux
des maisons incendiées.

Le jour, à nouveau, ruisselle
de clarté,
comme s’il marquait
un commencement du monde.

Je t’attends dans le silence
de moi-même
quand se taisent les grandes voix
qui me portèrent
des terres calcinées
à la fraîcheur des herbes.

Je t’attends dans la main du monde
paumes ouvertes.


Le jour nous travaille
au présent
et nous allons,
sans racine,
le regard
sur la première branche,

oubliant la luxuriante canopée
qui nous enlacerait de splendeur
et de répit, 

mais de crainte aussi,
car tout serait dit
de l’effarante aventure
qui nous agite, nous tourmente
et nous ravit.

(La Nuit ne se tait pas, Editions Tensing, 2013, p. 86-87)


Entretien et montage réalisés par Serge Martin avec l’amicale complicité de Danièle Corre en janvier-avril 2014.

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