jeudi 27 mai 2021

Christian Dotremont : Ancienne éternité

Christian Dotremont, Ancienne éternité & autres textes (Editions Unes, 2020), Europe n° 1106-1107-1108, juin-juillet-août 2021, p. 324.


Christian Dotremont, Ancienne éternité & autres textesNice, Éditions Unes, 2020.

 

Les amateurs de Christian Dotremont (1922-1979) savent que les Œuvres complètes publiées au Mercure de France avec une préface d’Yves Bonnefoy, parues en 1998 sous la houlette de Michel Sicard, même réédité en 2004, ne sont plus disponibles. Ils ont pu lire le fort dossier de la revue Europe paru en mars 2019, et voir confirmée l’importance de l’œuvre de ce grand auteur européen dont on connaît les logogrammes qu’il ne faudrait pas séparer des autres œuvres, voire même de ses nombreux écrits sur l’art, ainsi que le rappelait Stéphane Massonet qui a organisé ce même dossier.

Ce petit volume de reprises d’œuvres est vraiment bienvenu alors ! Sept en tout – ce chiffre du temps – publiées de 1940 à 1953. Le premier texte donne son titre au recueil ; il a été écrit à 17 ans et reconnu aussitôt par les surréalistes belges et français. Cet ensemble permet de (re)lire des textes qui ensemble font corps dans un lyrisme amoureux bien spécifique, dont les dédicaces aux femmes aimées orientent la lecture. Il confirme le fait que les logogrammes mieux connus de Dotremont constituent comme l’écriture vocale continuée de ces textes et du premier en particulier qui donne son titre à l’ensemble.  Dans des passages de voix incessants voire inassignables, l’oralité jubilatoire de l’écriture est au poste de commande avec un rythme d’enfer qui laisse bondir la voix dans des réparties et des reprises, des vitesses et des sauts comme si la fuite rimbaldienne portait l’amour jamais là où il n’aurait dû se (re)poser pour ne cesser de « bondir » (p. 9). Mais ce ne sont pas les métaphores qui transportent chez Dotremont, ce sont les renversements, les soulèvements, les débordements de tout le langage. Sémantique et ponctuation, prosodie et énonciation, tout est « trop » avec lui : « – j’aimais les trop. – Je me disais : – "Rien n’est beau que le trop, le trop seule est aimable" – et je galopais. – Je fus trop sans, – ce vacarme de dieu qui porte à chaque doigt de chaque main mille verres d’alcool pur. » (p. 32). L’ivresse d’un dire y est toujours à l’affût du « petit peu d’invisible qui reste » (p. 34), à l’affût d’un maximum de corps dans et par le langage, « à grandes rafales de vie » (p. 41) non sans une violence à la fois reçue (« toutes ces choses qui me sont tombées sur la tête sans que je demande rien », ibid.) et relancée : « de quoi le raviver », « cet incendie » de l’amour, « l’amour à perdre cœur » (p. 45), du poème comme « cette main », « qui respire sans rien dire et [qui] enivre de souffle », comme écrivait Dotremont six ans après la disparition de « la reine des murs », Régine Raufast – on attend la publication de leur correspondance merveilleuse. Alors, le poète « [a] le temps – mais rien d’autre » ! Cette oralité puissante d’un conteur va jusqu’à écouter « la forêt » (superbe conte dédicacé en 1953 à Bente Wittenburg), qui lie et sépare les amants tout comme un logogramme, cette forêt-poème que Dotremont saura (dé)multiplier. Car, oui, « les gestes parlent » (p. 11) pour faire entendre une « ancienne éternité ». Et si Dotremont écrivait encore adolescent « – il n’y a plus d’avenir. – il n’y a plus que le râle de mes mains. » (p. 16), il nous donne longtemps après « les étoiles plus étoiles, – le soir plus soir » (p. 17) et, dans le même élan, le poème, le langage, plus poème, plus langage. 

 

                                               Serge Martin

 



Sylvie Durbec : carrés

  Sylvie Durbec, Carrés (Faï foc, 2021), Europe n° 1106-1107-1108, juin-juillet-août 2021, p. 329-330.




Sylvie Durbec, Carrés, Faï fioc, Boucq, 2020. 

 

Dans un entretien avec Yann Miralles[1], Sylvie Durbec parlait du « O muet d’étonnement […] face au tableau, devant le poème ». Ces cinquante plus un « carrés » me semblent tout à fait répondre à ce besoin de « vivre ce temps de l’arrêt ». Mais si le O devient carré, c’est qu’il est toujours lié au tambour de la brodeuse et à la magie de ses fils, car il y aurait aussi plusieurs fils : « à l’encre rouge sur page quadrillée de bleu ce qui avec le vert de la couverture fait un jardin tout à fait acceptable ». Sylvie Durbec a écrit qu’elle « brode comme elle respire ». La preuve est ici faite par l’écriture à condition de mettre ce verbe, broder, non du côté de quelque rhétorique pour fleurir voire enjoliver quelque discours, mais bien au cœur d’une poétique à l’écoute du moindre fil de vie, du moindre nœud de respiration, bref, du moindre rythme de langage[2]

Cet « écrire en carré » est un défi fait à la discontinuité de l’expérience pour que la jardinière comme la brodeuse, la lectrice comme l’écrivaine, la mère comme l’amie, l’artiste comme la poète, s’entendent comme le flux et l’arrêt jusqu’à tenir ensemble des temporalités anachroniques, des dehors et dedans, Walser et Handke, l’enfant et les ancêtres, « la suisse vaudoise à marseille », etc. Aucun éclectisme autre que, ce que se demandait déjà Sylvie Durbec dans Comme un jardin (BLEU) (Potentille, 2009), un « travail de couturière / de cordonnier / ou de jardinier ? » Chaque carré emmêle ces métiers comme si les fils de la broderie tissaient le continu de cette mosaïque toujours sur le métier, de ce feuilleté d’activités dont aucune ne viendrait masquer une autre. Bien au contraire, chacune viendrait comme prendre valeur par les autres. Chaque morceau continué dans et par le carré trouverait sa valeur et donnerait valeur exactement comme le détail et l’ensemble ne feraient qu’un dans un vitrail par la magie de la couleur. 

Il y a une grande générosité dans chaque carré qui à chaque fois se fait donation du vivant par ce travail qui ne cesse de douter : « mais quoi est dit entre quatre murs quatre côtés pour encrer carré de Criture de cripure de griffure ». Sans aucune ponctuation noire, chaque carré se tient sur un rythme du continu des emmêlements avec en son cœur un mot majusculé toujours par ce C qui finalement se fait minuscule avec le même dernier mot, son point de broderie : « carré ». On se souvient que Sylvie Durbec écrivait dans Marseille, éclats et quartiers (Jacques Brémond, 2009) : « Nous disposons le plus souvent de débris, de fragments ou de restes laissés par d’autres et que nous ramassons et emportons avec nous. » Il y a en effet toute une pensée par le poème qui tient ensemble, entre beaucoup d’autres expériences ténues de la vie qui ne peuvent se contenter des « grandes péroraisons, le bus 36 de Lausanne et tous « les inhabitués de la douleur », etc. 

Avec ses « carrés » dont l’impulsion est souvent relancée, entre autres par « les promenades entreprises avec » Peter Handke[3] mais aussi par une forte présence des enfants, nous sommes embarqués jusqu’à ce « carré surnuméraire » dans « l’hospitalité des histoires » : « j’ouvre à l’enfant le sentier du Conte qui le ramènera chez lui des cailloux blancs plein les poches et sur la tête pour se protéger du soleil un mouchoir en carré… » et un poème pour la vie pleine de vie. Oui, « on y entre vif dans le carré » !

 

                                                                       Serge Martin

 



[1] Yann Miralles, « Éclats d’une vie écrite : entretien avec Sylvie Durbec », Le Français aujourd’hui n° 192, 2016, p. 147-156. En ligne : https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2016-1-page-147.htm

[2] Colette écrivait dans La Naissance du jour (1928) : « Papier lisse qu'il faut broder de mon écriture »

[3] Certainement par Peter Handke, Hier en chemin : Carnets, novembre 1987-juillet 19902011, trad. Olivier Le Lay.

 










Claude Ollier, ce retour d'inconnu



 « "Ce retour d’inconnu" », Europe n° 1105 (« Claude Ollier »), mai 2021, p.288-293.



 

Serge Martin

 

Claude Ollier, « ce retour d’inconnu »

 

D’août 1986 à septembre de l’année suivante, j’ai écrit ce que j’appelais un « roman rhapsodique », ce qualificatif ayant été emprunté à Roland Barthes dans son Sade, Fourier, Loyola, p. 144. Jamais publié, sauf pour un chapitre repris dans Ta Résonance (Océanes, 2002[1]), La Réciprocité ou les ennéades d’une filiation avait pour exergue cet extrait d’Une Histoire illisible de Claude Ollier : « L’idée alors m’est venue de renouer, lier les îles entre elles… Annihiler le jeu du temps. Écrire le texte liant. » (p. 218) Si mon roman n’a jamais été à la hauteur de ceux d’Ollier, il n’en est pas moins directement issu d’une lecture qu’il faut bien dire décisive dans une vie de lecteur et d’écrivain, d’essayiste et d’enseignant. Je vais me demander pourquoi j’ai lu Ollier dans ces années quatre-vingt et pourquoi je continue. En quoi Ollier était « cette voix que j’écoutais » et en quoi l’écoute, c’est-à-dire la voix, constitue le moteur le plus actif de mes lectures-écritures. 

***

Marianne Alphant dans un très bel article de Libération, le 13 janvier 1986, relevait in fine ces paroles d’Ollier : « Ce qu’on appelle l’inspiration, c’est un certain état du corps et de l’esprit, très bon, où l’on est en mesure de bien écouter ce que j’appelle la voix intérieure, l’agent peut-être le plus important de notre existence et l’acteur fondamental dans l’écriture. [] Dans mes derniers livres, ce que je trouve le meilleur c’est ce qui m’échappe complètement. Les phrases qui sont venues toutes seules, qui apportaient à la fois ce que j’espérais et beaucoup plus. Cette voix que j’écoutais ». On pourrait s’offusquer de lire ici un topos des mystiques et de leur puissance d’écoute[2] – il faudrait d’ailleurs songer à quelque « voix de résurgence » comme celle de « l’aïeule » de Rost ou celle de Cervantes, le « scribe illustre », ce double à Malaga pour rejouer Mon Double à Malacca ; aïeule à peine évoquée, « dans les secrets de l’oubli » : « Il est de fait qu’un écrit l’attend, et l’aïeule est présente en ce moment comme elle l’était hier, présente davantage peut-être encore en cette évocation décalée, différée plus que de coutume, dont il n’arrivera jamais – il le sait maintenant – à fixer les termes noir sur blanc une bonne fois pour toutes. » (p. 125). Dans ces dernières pages d’Aberration, plus qu’à une généalogie qui viendrait (re)doubler une auto-« biographie », c’est un principe de fonctionnement de l’écriture qu’Ollier vise puisque ce sont les reprises, rimes, résonances et autres « ressouvenirs en avant » (Kierkegaard) qui ne cessent d’opérer contre tout arrêt sur image, structure voire même histoire. 

Cette voix, qui exige un écrit[3], déborde de partout, répudie tout cadre narratif et même symbolique arrêté ou, comme l’écrit Ollier dans un moment réflexif associant lieu et écriture, ville et livre : « le travail d’écrit rebâtit la ville, la disloque encore, réédifie » après avoir précisé que « le vrai lieu aujourd’hui est le lieu écrit, le vrai dans la tête, qui n’est ni représentation ni description ni rendu de miroir » (p. 93). S’apercevrait ici combien Ollier défait la part dominante de la tradition comme de ses contemporains, herméneutique voire phénoménologique, pour faire entendre l’autre part certainement minoritaire et bafouée dans les études, les transmissions et les « dressages[4] culturels » (p. 49) : celle des liaisons, de la « doublure en mode intime et recueilli, sous tension propre, muette, aux temps mêlés, passé dupliquant l’avenir et le neutralisant, futur anticipé au travesti d’archives » (p. 46), bref la part qui engage une réénonciation, un recommencement à nouveaux frais d’un tenir voix, comme on dit tenir tête. « Les voix de la fugue » (p. 47) font chez Ollier le même « élan » (p. 34) qu’on trouve chez un Walter Benjamin : « le texte insécable de la voix » comme « les désinences infinies du rêve » (p. 84) participent d’une analytique du continu de l’énonciation qui cherche à « sauver l’éclat, voilà, la luminosité de la phrase » (ibid.) où s’entendrait aussi comme le rire de la théorie puisque « entames et coupes ne sont que ponctuation convenues et traits d’humour » (ibid.).

« Alors[5] » je relis Une Histoire illisible quant à la « voix » – je reprends là l’expression d’Ollier dans Cité de mémoire (p. 75), quant à cette activité qui relève de l’invention d’une écoute dans et par l’écriture. Il y aurait tout d’abord à ne pas dissocier la problématique de l’espace, ces fameux « liens d’espace », de celle de la voix. J’en prends pour preuve, dès la scène première qui voit la maison abandonnée par ses habitants (un couple et leur petite fille), le fait que « le relâchement maintenant généralisé des liens » précède immédiatement cette observation du narrateur : « la voix de l’enfant, soudain étouffée, ne joignait plus les regards » (p. 13). Non seulement Ollier défait les habituelles catégorisations discontinues des sens ou des expressions pour leur préférer le continu : « L’exercice de l’écriture conduit à distendre les termes de ces oppositions telles que "extérieur-intérieur", "parole-écriture", "forme-sens", etc. héritées de l’éducation et de tous les discours courants, et ce jusqu’à les dissocier et les dissoudre » (Cité de mémoire, p. 50). Aussi, faudrait-il considérer toute l’écriture d’Ollier comme une « ensomnie » où « sommeil et veille superposés » (Cité de mémoire, p. 94) permettent à l’écriture de tenir ensemble voix et rêve, « d’écouter la voix et de la suivre » ainsi qu’une des fréquentes notes réflexives d’Une Histoire illisible le signale : « Il écoute ses rêves, vit avec eux tout un pan du jour, la tonalité du rêve baigne les événements de la journée. Souvent il rentre, s’enferme et écoute le rêve, le chant sans notes qui se déploie dans le sillage brisé d’un accord » (p. 21). L’enjeu d’une telle écoute est décisif : obtenir un « chant laissé pour compte quand ont été limés tous les traits du chant. Chant comme rebut où traîne le déjeté de la phrase, le refoulé de la forme. Où traine aussi l’inobservé, le négligé, l’expulsé sans façons, le mal aimé, mal discerné, maudit des vanités, des élections par trop rapides, précieux "viatique" » (p. 22). Cette série négative des valeurs qu’emporte avec elle la voix n’est pas sans évoquer les refus d’un Henri Michaux (évoqué p. 49 de Cité de mémoire). Mais aucun héroïsme même négatif pour ce travail d’écoute, véritable « voyage quotidien […] dans les blancs du rêve et les sourdines de la voix » (p. 26).  

« Alors, là, "c’est tout autre chose" » répète le narrateur d’Une Histoire illisible (p. 72 comme en p. 16 – voir ici note 5), après avoir décrit une scène de lecture silencieuse par Paul, le voyageur, d’un manuscrit rédigé par Bruno. Relecture plutôt puisque Paul « se remet à observer les mots de nouveau, de biais, comme à l’improviste, et il les voit soudain, les entend, perçoit enfin le sens des mots par le canal de ce murmure qui dans la lecture muette se confond presque avec celui de la "voix" » (p. 71-72). Cette analogie de la lecture avec l’écriture tient à un fonctionnement semblable qui met lecteur ou/et écrivain dans « un état nouveau, sidérant, imprévu » (p. 72). Aussi, chez Ollier la lecture comme l’écriture touchent à une certaine folie pour devenir vraiment ! Mais cette folie n’est pas de l’ordre de l’excès mais de l’insistance, de la persistance : « Elle ne s’élève pas, la voix ; l’insistance inépuisable, infatigable et morne a de ces effets calmes de terreur » (p. 92). Bref, chez Ollier, l’avant-gardisme, le nouveau roman et tout ce qui s’ensuit, ne relève pas de l’exploit mais de la « phrase anodine, manière de boutade, marquant sous la futilité le mot d’ordre » (ibid.).

L’enjeu relationnel de l’écriture tient, on le sait, d’abord à « certaines aimantations, courbures » entre les lieux. C’est que les ondes aimantent le terrain d’élection, les liens d’affinité se tissent dans l’absence, ne se livrent qu’au défaut des récits – là justement, songe-t-il, par défaut, où le récit se brise, coupe flagrante exhibant les liens secrets » (p. 123). Ces songeries accompagnent un abandon à l’écoute sans connaître par avance « pour quel gain de lecture » (p. 146). D’autant qu’il s’agit de « suivre muettement le fil de la voix, le fil qu’il tisse depuis des mois sur le lancer trivial de la voix, insatiable, bornée » (p. 148). Un tel écrire fait un défi : « Comment écrire ce qui ne peut se lire ? » (ibid.). Ce sont ces paradoxes ou oxymores qu’il faut tenir avec Ollier : « murmure tonitruant » (p. 149) comme une force, semble-t-il, ce qui n’a pas encore été écoutée. Mais il y a par-dessus tout un commandement du « souffle qui murmure en lui » : « ce que murmure le souffle n’est pas à réfuter » (p. 173). Il faut encore préciser ceci qui alors permet de désencombrer ces réflexions de toute mystification : « C’est le son qui mène la danse, les suspicions fantasques de l’oreille… » (p. 186). Aussi faudrait-il observer la scène prosodique qui met tout le phrasé d’Ollier, ce « destin sourd de la phrase » (p. 195), dans le sillage de ce souffle vocal. Le socle prosodique est d’abord pris par les reprises de syntagme voire de passages entiers, et je récite avec Ollier : « ce que murmure le souffle n’est pas à réfuter » (p. 218) et il suffit d’entendre (voir ? sans aucune prétention à tout saisir ici…) les allitérations de ce qui suit cette reprise, avec un jeu écholalique dans le paragraphe incipit du « chapitre suivant : « Denis a fait la sourde oreille. Il s’est levé, est allé à lfenêtre. A regardé par l’intervalle entre les lames des contrevents llumière folle dans la grand-rue déserte. // L’effet de son action – ici, là-bas – se lit. / Elle divise, décale, c’est elle qui répartit, isole, elle sépare des autres ; la lumière fait écran. Submerge. » (ibid. – je n’ai pas souligné les allitérations de la suite car il faudrait poursuivre avec des effets de tuilage). Il faut ajouter alors que, par ce jeu de relance qu’ouvre le début du chapitre suivant, c’est à la fois l’assonance en /i/ lancée par le prénom Denis en « explosante fixe », pour reprendre à Pierre Boulez, avec les doublons ici, divise, répartit-isole… et le motif sémantique de la lumière qui, bien qu’elle « cadre et met à part, fragmente les tableaux, réserve, contingente, empêche de réciter le monde » alors même que le narrateur doit « l’affronte[r] comme la première fois » (ibid.), n’en constitue pas moins un « raccord » même si ce même narrateur le juge « impossible » (p. 219). C’est cette tension du continu prosodique, vocal, corporel même et du discontinu mémoriel et narratif, qui produit « une désorientation étrange » (p. 223) sans laquelle ce que le narrateur appelle « apparition », et que je nommerais « relation », « nous touche au plus près, nous concerne intimement », « tout un chacun » (p. 226). 

***

Plus de trente ans après, me voilà relisant Une Histoire illisible avec « le sentiment aigu de copier [m]a doublure » (p. 235) ! Et je n’oserais évoquer cette couleur « violine » qui fait résonance dans ce livre volubile et tellement retenu à la fois. Livre qui tiendrait dans cette attitude ainsi évoquée de la femme aimée quand elle appelle le narrateur : « Elle murmure son nom, ne le dit pas à voix haute » (p. 244). C’est en effet à voix basse, si ce n’est au moment même d’un « retrait déjà de la voix » (p. 259) que me revient, lisant aujourd’hui, « l’avènement des liens » (p. 251) comme un élan fondateur de mon écriture et de mes recherches.

Claude Ollier, « ce retour d’inconnu » (p. 211).

 

 



[1] Repris sous le titre « La réciprocité » dans Ta Résonance, ma retenue, Tarabuste, 2017, p. 75-82.

[2] On ne peut que relier telle remarque faite par Michel de Certeau dans son chapitre consacré à « Labadie le nomade », ce mystique du XVIIe, à l’œuvre entier de Claude Ollier, à moins que ce ne soit le contraire : « le voyage intérieur se mue en itinérance géographique » (La Fable mystique, 1, XVIe-XVIIe siècle, Gallimard, 1982, p. 374). Mais surtout, il faudrait les nombreuses résonances entre toute la réflexivité d’Ollier et les remarques de Certeau sur « la scène de l’énonciation » des discours mystiques et plus précisément sur les « Demeures » de Thérèse d’Avila (voir p. 257 et suivantes). J’ai toutefois proposé une critique de cet ouvrage de Certeau qui a tendance à rapporter la relation à la communication (voir, par exemple, p. 216) dans le chapitre de 2 de Langage et Relation, Poétique de l’amour, L’Harmattan, 2005. 

[3] Dans son entretien avec Alexis Pelletier, Claude Ollier évoque ainsi cette voix de l’écrit : « Il y a un souffle, oui, même une "voix" de l’écrit, la voix très silencieuse de l’écrivain si l’on veut, sa voix d’avant les mots si cette formule a un sens. Cette voix-là reste totalement muette. Elle n’a rien à voir avec celle de l’acteur déclamant ou murmurant ou susurrant… » (Cité de mémoire, p. 204). On voir combien Ollier dissocie nettement oralité de l’écriture et oralisation même s’il signale plus loin que des artistes comme Bresson ou Beckett « ont passé leur vie à essayer d’obtenir des acteurs autre chose que des intonations dramatiques ou psychologiques, quelque chose pouvant se rapprocher, si faire se peut, de cette "voix" de l’écrit, je ne sais pas bien, mais c’est très frappant, très intéressant, le travail qu’ils ont accompli » (p. 205). S’aperçoit une poétique de l’imperceptible et de l’inattendu associée à une éthique de l’inconnaissance. 

[4] Claude Ollier revient souvent sur cette notion : par exemple dans un entretien avec Dominique Vaugeois à l’issue d’un dossier sur « la valeur » (Revue des sciences humaines n° 283, 2006), il évoque le « dressage perceptif appris et rodé en fonction des œuvres antérieurement reconnues comme valables et plus tard dites classiques » (p. 224). Dans ce même entretien, il oppose à l’« emphase humaniste » qui « sonne souvent comme un acte de foi », un « non-humanisme, non-romanesque » (ibid.) qui irrigue son écriture comme « recherche, risque, aventure » (p. 225) permettant « une manière de penser, de chercher sa pensée, une technique de quête de sa propre pensée » (p. 226). On ne peut oublier, à ce propos, ses déclarations fortes s’agissant du « romanesque » qui « avait sombré pendant la guerre avec tout l’héritage dit humaniste dont s’enorgueillissait l’Europe » (Cité de mémoire, p. 161). 

[5] Après un prologue de quelques pages, Une Histoire illisible (re)commence (« Des années plus tard… ») par un retentissant « Alors, là, c’est tout autre chose » (p. 16). Je ne prends que cet exemple quasiment inaugural pour souligner combien l’écriture de Claude Ollier se fait à l’oreille (« ça passe par l’oreille » écrit-il dans Cité de mémoire, p. 87) et donc à la voix : oralité puissante d’une trans-subjectivation emmêlée à un racontage – au sens de Walter Benjamin.


mardi 11 mai 2021

« Le poème est un combat qui tient voix contre tous les mots et autres petites phrases de la propagande médiatique »

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« Le poème est un combat qui tient voix contre tous les mots et autres petites phrases de la propagande médiatique », entretien avec Johann Faerber autour de Dans ta voix, tous les visages disent je (Tarabuste, 2021) mis en ligne pour la revue Diacritik le 12 mai 2021 : https://diacritik.com/2021/05/12/serge-ritman-le-poeme-est-un-combat-qui-tient-voix-contre-tous-les-mots-et-autres-petites-phrases-de-la-propagande-mediatique/