mardi 31 décembre 2013

Voix et relation : la prose en action d’Henri Meschonnic

« Voix et relation : la prose en action d’Henri Meschonnic » dans Serge Martin (dir.) Paroles rencontres Ouvrir les archives « Henri Meschonnic », coll. « Résonance générale >> essais pour la poétique », Mont-de-Laval, L’Atelier du grand tétras, 2013, p. 95-104.




lundi 30 décembre 2013

Paroles rencontres Ouvrir les archives « Henri Meschonnic »

(dir.) Paroles rencontres Ouvrir les archives « Henri Meschonnic », coll. « Résonance générale >> essais pour la poétique », Mont-de-Laval, L’Atelier du grand tétras, 2013, 192 p.





RECENSIONS :
Un compte rendu par Sandrine Bedouret:


         Ce sixième volume de la collection d’Essais pour la poétique dirigée par Serge Martin réunit les actes du colloque « Paroles rencontres, ouvrir les archives Henri Meschonnic » qui s’est tenu à l’Abbaye d’Ardenne, près de Caen, en collaboration avec l’IMEC les 28 et 29 mars 2012. Ce recueil porte différents éclairages sur la pensée d’Henri Meschonnic, en s’intéressant aux concepts-clés qui ont marqué à la fois une théorie du rythme qui s’inscrit dans une poétique, son travail de poète, toujours soucieux de vivifier le langage, et son activité de traducteur, activité pratique et théorique puisqu’Henri Meschonnic a renouvelé les théories de la traduction de ces dernières décennies. Le colloque s’est organisé en trois moments forts : d’abord s’est posée la question du politique, là où politique et théorie du langage sont engagées dans la plus forte interaction. Un second moment est consacré au continu entre l’activité poétique et l’activité théoricienne. Enfin le troisième moment ouvre la réflexion sur la question des langues et plus précisément pose la théorie du langage comme une pensée de la traduction. Nous proposons un regroupement des articles en fonction des concepts qui nous paraissent fondateurs de cette pensée.

1)     Une théorie politique du langage pensée par l’historicité et le rythme.

Nous résumons ici les trois premiers articles consacrés à la réflexion politique.

Dans « Théorie du langage et histoire : Meschonnic politique », Jean-Louis Chiss montre que le politique se pense avec les concepts de la poétique comme anthropologie historique du langage : l’historicité, la spécificité, le discours et l’individuation. En ce sens, Meschonnic se situe à l’opposé de Chomsky qui affirme qu’il n’y a aucun lien entre son activité politique et son analyse de l’idéologie. Au nom de la liberté d’expression, Chomsky préface ainsi Faurisson. Henri Meschonnic a le premier proposé une relation entre la théorie et la politique de Chomsky afin de dégager « une politique de la théorie du langage » et « une politique générative ». La théorie chomskyenne du « locuteur auditeur-idéal » dans une communauté linguistique homogène implique des positions politiques qui relèveraient du citoyen confronté à l’État, l’Impérialisme ou le Capitalisme. Chomsky cautionne le glissement de l’acceptabilité linguistique vers un «(in)acceptable » idéologique. Si Meschonnic n’a jamais écrit de livre sur Chomsky, il en a écrit deux sur Heidegger, s’interrogeant sur l’indiscutable fascination qu’exerçait le philosophe, et « son obscure complexité », qui a partie liée avec l’origine, la méditation sur les Présocratiques, qui consonne avec l’aversion pour la modernité. Chez Meschonnic, la mise au jour de l’enchaînement des essentialisations et des comparaisons montre que l’absence du sens du langage est consubstantielle à l’essentialisme négationniste  qui se fait dans et au travers du langage.
Diógenes Céspedes, confronte les concepts de rythme et de hasard dans les œuvres d’Albert Camus et de Henri Meschonnic, dans « Le rythme et le hasard : Henri Meschonnic et Albert Camus ». A. Camus définit hasard non plus comme le « destin », en métaphysique, mais comme l’arbitraire même. Il est inséparable de l’absurde, dans le système poétique de Camus, ce dernier jouant le rôle du signifiant dont hasard serait le signifié. D. Céspedes fait de ces concepts « des discours contraires à ceux de la transcendance et du sacré, qui ont été fabriqués par des sujets historiques dont la finalité orientée est l’invention des mythes destinés à assurer et à justifier aux sujets l’existence d’un Univers créé par une puissance surnaturelle qui va nous juger » (p. 29). Ces concepts rejoignent le concept de rythme de Meschonnic dans le sens où les deux auteurs resémantisent des concepts. Hérité de Benveniste, « rythme » devient nouveau parce qu’ « il est radicalement politique, étant donné les rapports indissociables, pour la poétique de Meschonnic entre les théories du sujet et du langage, du poème et de l’histoire de l’État et du social et de la traduction et de l’individu. »
Dans « Réflexions d’un historien sur la notion de rythme », Jean-Claude Schmitt exprime sa fascination pour le travail interdisciplinaire de Meschonnic, qui a su atteindre à une totalité en croisant linguistique, littérature, psychanalyse et philosophie. Tout s’interpénètre, s’imbrique, selon une caractéristique propre aux rythmes. J.-C. Schmitt propose alors de revenir sur ce concept de son origine qui le différencie de rime, jusqu’aux champs épistémologiques modernes, où rythme est devenu un concept incontournable en sociologie et en ethnologie. L’histoire des rythmes s’ouvre alors à une conception en partie renouvelée des rythmes de l’histoire, là où les sociétés humaines connaissent une échelle des temps diversifiés et non synchrones.

2)     Le sujet poétique : pratiques et théories.

Nous avons regroupé dans cette partie 7 interventions très différentes qui posent la question du sujet soit par l’écriture poétique, soit par l’écriture théorique, les deux interagissant dans la pensée féconde d’Henri Meschonnic.
Daniel Delas, dans « Derniers poèmes », relit les derniers poèmes d’Henri Meschonnic, tout en rappelant qu’ « ils archivent le monde avec la conviction forte que la bonne activité critique tient sa force de l’ouverture au monde, du consentement au monde ». Le sujet se dématérialise dans une diffraction extérieur-intérieur, ouvert-fermé, où le présent est exprimé avec force. Ce « je-ici-maintenant » se lit dans un panrythmisme et le rythme est l’ordre de la vie du monde.
Anne Gourio étudie le motif de la pierre dans « L’inscription, la voix dans Combien de noms ». Ce recueil tend à atténuer le fracas de la modernité en le projetant sur une toile de fond silencieuse qui permet de repenser l’historicité dans son rapport à l’immémorial. Il s’agit de dépasser l’opposition oral / écrit, alors que dans la pierre s’inscrit, se grave la parole. Ainsi Combien de noms dresse un ensemble de stèles funéraires ; la pierre représente à la fois le support figé de la mémoire passée et le support imaginaire d’une mémoire vive, incessamment relancée dans et par le sujet. Les pierres deviennent vivantes. Cette poétique des inscriptions illocutoires se met au service d’une anamnèse. C’est une mémoire ajourée, évidée par l’oubli qui surgit de la pierre et se lève entre les mots. H. Meschonnic a effacé des toponymes, des figures familiales des premiers manuscrits, pour que par le sujet, se creuse le monument anonyme. Ce recueil doit enfin se lire comme une réécriture de l’exode du texte biblique, dont le titre fait écho à la traduction meschonicienne.
Donatienne Woerly revient sur cette question de l’anonymat pour montrer « un sujet poétique en mouvement ». Elle montre ainsi que la continuité je-on a bien lieu dans le sujet pour aboutir à une réalisation individuelle de la langue. L’écriture impersonnelle est identifiable dans Dédicaces Proverbes, où les proverbes, phraséologies et énoncés gnomiques sont une manière d’inscrire le collectif dans le singulier, essentiellement par le pronom tu. Ces éléments tendent, de plus, à créer des matrices rythmiques et à faire entendre des proverbes là où il n’y en a pas. Mais dans les recueils suivants, la recherche du sujet poétique passe par d’autres moyens. Il devient parabole des autres sujets et le poème peut dire cette extension, ce partage infini de la subjectivité qui se dit comme métamorphose continuelle.
Dans « Néologismes et jeux de langage dans les poèmes d’Henri Meschonnic », Marcella Leopizzi souligne la créativité lexicale et discursive d’Henri Meschonnnic. Elle pointe de nombreuses créations liées à la traduction, mais aussi quelques déplacements syntaxiques, notamment dans l’utilisation des pronoms, et les néologismes propres à la conceptualisation du langage. Ainsi la conceptualisation de l’oralité du poème est liée au ta’am hébreu, qui renvoie au goût de ce que l’on a dans la bouche. Cela justifie les néologismes « ta’amiser », « ta’amisation ». Marcella Leopizzi refait un point sur ces termes forts de la pensée meschonicienne, « moderne » par rapport à « contemporain », « historicité » par rapport à « historicisme », « polytope » au-delà de « l’utopie », et certains noms composés. Henri Meschonnic aimait ainsi à pratiquer un type d’écriture insolite et original.
Serge Martin propose alors une relecture de Critique du rythme par le concept de voix : « Voix et relation : la prose en action d’Henri Meschonnic ». Il y étudie les différents titres auxquels le théoricien avait pensé, de manière à ce que les notions de « poème, vers, prose » constituent des catégories à intégrer dans la critique du rythme. H. Meschonnic était fasciné par la prose de Pasternak, qu’il avait traduite, prose par laquelle s’affirme la nécessité de faire passer du vivant. Dans cet ouvrage théorique, H. Meschonnic était avant tout soucieux de composer une prose en action de son écriture, au plus près de l’expérience de pensée. La voix-relation souligne l’importance de l’oralité comme « rapport nécessaire, dans un discours, du primat rythmique et prosodique de son mode de signifier à ce que dit ce discours ». La reprise d’oralité est une reprise d’epos au sens de parole ou de racontage, expérience partagée de bouche en bouche, telle que W. Benjamin l’évoque dans Le Conteur. Cette voix-relation permet l’avènement de la forme-sujet comme passage, comme production toujours « en cours ».
Le concept de « sujet » reste un concept fort de la pensée meschonicienne que Joëlle Zask explore dans « Le sujet c’est le moderne ». Ainsi compare-t-elle l’utilisation de ce concept dans différents domaines des sciences humaines. Contrairement au sujet philosophique, esthétique ou juridique, le « sujet » désigne l’être qui réalise l’histoire d’une subjectivation perpétuelle grâce au fait qu’il entre en relation avec des choses extérieures et d’autres sujets. Le sujet advient dans l’expérience de se confronter aux effets imprévisibles de ses propres activités et de découvrir ainsi de nouvelles formes de subjectivation. Ainsi le sujet n’est-il pas réservé aux œuvres d’art et aux artistes. Le sujet est l’ordinaire, il est historicité. L’organisation d’un sujet et celle de son environnement paraissent relatives l’une à l’autre et en continuité. Le sujet transforme le langage et l’histoire en même temps qu’il est transformé par eux.
Enfin James Underhill traite de la question du sujet dans le cadre d’une anthropologie : « Anthropologie linguistique ou ʺLinguistic Anthropologyʺ : le sujet transformateur de langage ». Il définit ainsi l’anthropologie linguistique « entre » les modes de percevoir. Humboldt a servi d’impulsion à la théorie de Meschonnic. Chez les deux auteurs traducteurs, il y a une célébration de la langue. Ils essayaient de reconstituer des textes et de se faire une idée de ce que sont la langue, un monde, des mondes. Le sujet linguistique n’a de réalité que dans et par la langue et ce qu’il comprend du monde ou ne comprend pas se cristallise dans le partage et le devenir avec l’autre. Le langage est bien perçu comme une construction du monde, donc dans un rapport politique. Le travail sur l’idéologie comme ses traductions font partie du projet politique de résistance du sujet du langage à l’effacement d’un discours et à l’assimilation du texte dans un projet politico-religieux figé. Apprendre une autre langue constitue bien un défi, celui d’entrer dans un autre monde, sans que l’on puisse se départir de ses schèmes de pensée. L’anthropologie linguistique permet de repenser un projet qui devient : comment cerner la manière dont le sens du langage se développe dans chaque langue ? Quel est le mode par lequel le langage s’approprie le monde et ouvre le monde aux locuteurs d’une langue ? L’ethnolinguistique peut ainsi se propulser dans l’avenir à partir d’Humboldt et du « Wechselwirkung », par Sapir et Whorf et le « patterning », par Meschonnic, dont la pensée continue à nous travailler, quand nous l’abordons.
La question du sujet poétique trouve également implications et applications dans une théorie de la traduction.

3)     Une théorie de la traduction ouverte

Cinq articles montrent la richesse de la réflexion meschonicienne dans le domaine de la traduction.

Dans son article « Traduire : pensée du langage, culture et innovation », Marko Pajević se demande : « comment la pensée du langage, la poétique au sens de Meschonnic, éclaire-t-elle les rapports entre la culture et le langage en vue de la traduction, et, en corollaire, quelle part relève de l’innovation dans une traduction ? ». Il distingue la traduction technique de la littérature ; dans l’une, il faut faire passer l’information ; dans l’autre, il faut faire passer autre chose puisque la littérature est par définition ce qui ne communique pas simplement des choses connues, mais qui crée des nouvelles prises de conscience dans le processus de formulation, et par ce processus même. La traduction littéraire devrait faire dans la langue de traduction ce qu’elle fait dans sa langue d’origine. Or, il s’avère bien difficile de prendre en compte l’altérité. Celle-ci s’inscrit dans une culture, processus dynamique qui agit. La traduction serait invention de discours si ce qu’elle traduit l’est. La « domestication » d’un texte étranger indique un manque d’intérêt vis-à-vis de l’autre culture, mais aussi de la littérature et de ce qu’elle fait sur les lecteurs. M. Pajević compare alors le travail de Venuti et celui de Meschonnic et illustre celui-ci par un travail de traduction sur les premières lignes d’Être singulier pluriel de Jean-Luc Nancy.
La traduction de La Bible constitue un moment fort de la mise en pratique de la traduction et Claire Placial revient sur le ta’am, dans « Le goût de La Bible Henri Meschonnic et la traduction des accents rythmiques hébreux ». Les te’amim (accents) ont été introduits entre le VIe et le IXe siècle, pour fixer une longue tradition orale. Conjonctifs ou disjonctifs, ils jouent le rôle dévolu à la ponctuation. C. Placial montre ensuite par des exemples de versets comment la rythmique fonctionne sur une hiérarchie de pauses sensibles à l’oreille. Mais la critique biblique occidentale et surtout chrétienne les a négligés, ce qui est le signe d’une perte du goût juif, les te’amim indiquant la façon tout à fait particulière dont cette prosodie marque l’oralité hébraïque. D’autres traducteurs ont cherché à rendre ces accents mais Henri Meschonnic est le seul à avoir fait des te’amim le fondement d’une poétique de la traduction biblique, et à avoir créé un système qui repose sur des blancs, justifié et expliqué dans la Préface aux Cinq Rouleaux. Ce travail n’a pu qu’influencer les générations suivantes.
Marie Vrinat-Nikolov se demande ce que « l’on traduit quand on traduit ». Elle établit que Meshonnic et sa théorie de la traduction ont su s’imposer dans le champ intellectuel. Quelques principes semblent définitivement acquis : la nécessité d’aller de la théorie vers la pratique et de la pratique vers la théorie. On traduit « le continu corps-langage, c’est alors l’enchaînement des rythmes de position, d’attaque ou de finale, d’inclusion, de conjonction, de rupture, de répétition lexicale, de répétition syntaxique, de série prosodique, c’est donc une sémantique sérielle », il n’y a pas d’opposition entre sourcier et cibliste et la prise en compte de l’altérité et de l’historicité vont de pair.
Patrick Maurus s’interroge sur la même question mais répond en construisant un dialogue entre Claude Duchet et Henri Meschonnic. Il s’appuie sur un exemple donné de traduction chinoise. La poésie chinoise est prétendue intraduisible et Meschonnic a défendu le contraire. Mais les traductions ont tendance à oublier la matérialité du signe chinois. Se pose alors la question de la valeur que la sociocritique jauge autrement, par la socialité, alors que valeur et cohérence rythmique peuvent et doivent se penser ensemble pour atteindre à une intensité.
Enfin, dans son article « La poétique du traduire plus que la littérature : pourquoi et comment ? », Jaeryong Cho nous donne à lire un entretien, à une voix, inachevé avec Henri Meschonnic, « pour continuer à parler avec et à penser avec » lui. L’article brasse une série de questions et remarques sur les différentes théories et pratiques de la traduction. Ainsi J. Cho se demande pourquoi tous les enjeux de la littérature et de la culture se concentrent en particulier sur le traduire. Il se demande si le traduire possède une spécificité qui mène à la révélation de problèmes épistémologiques. Il rappelle alors que la traduction est pensée comme objet propre de la poétique, autrement dit davantage comme recherche de la spécificité d’écriture au sein de la pratique. Il fait alors un état des lieux avec Antoine Berman et son concept de « critique positive », pose un regard critique sur la traduction de Paul Ricœur, sur la position de Derrida, après Benjamin et Heidegger. Il revient sur la sémiotique des années 60 et la position de l’ESIT qui consiste à ne pas déverbaliser le texte de départ mais le décentraliser, et à englober la littérature dans l’application théorique sur l’effet. L’intérêt de la théorie meschonicienne est de s’inscrire dans une réflexion globale sur le langage, comme l’ont fait Saussure, Humboldt, Benveniste, dont on a pu éclairer la pensée grâce à la publication récente des derniers manuscrits.

Ce recueil d’articles montre combien la pensée de Meschonnic est une pensée globale, élaborée sur une anthropologie du langage, qui construit une théorie, en se nourrissant de pratiques d’écriture variées, que ce soit le poème, la traduction, ou des écrits plus universitaires. Les concepts qu’il a polarisés permettent de construire une vision d’ensemble. Cet ouvrage constitue donc un diptyque avec le numéro d’Europe consacré à Henri Meschonnic. Par ailleurs, il privilégie le « work in progress » par des incursions fréquentes dans les manuscrits du poète-traducteur-théoricien. Ce travail de génétique des textes montre combien toutes les activités étaient reliées et combien le lexique se charge – au sens physique d’électricité – de ces réseaux et cheminements de pensée, d’oralité donc d’écriture. Ces actes proposent donc un nouvel éclairage sur une pensée difficile à cerner dans sa complexité, que le morcellement risquerait d’appauvrir, mais que la variété des points de vue tend à mettre en valeur.

Sandrine Bedouret


Bruno Thibault dans Nouvelles études francophones, revue du Conseil International d'Etudes francophones, volume 29, n° 2, automne 2014, p. 200-201.




La voix animale : une reprise d’oralité


 « La voix animale : une reprise d’oralité. Sur l’anthropomorphisme dans les fables et bestiaires pour les enfants »,  Les Cahiers Robinson n° 34 (« Présences animales dans les mondes de l’enfance »), 2013, p. 121-132.
La voix animale : une reprise d’oralité
Sur l’anthropomorphisme dans les fables et bestiaires pour les enfants

par Serge Martin


A partir d’une discussion récente sur le statut des personnages des fables, la réflexion engagée ici voudrait proposer une tentative de sortie de l’anthropomorphisme. Il s’agirait, pour le moins, de concevoir l’anthropomorphisme hors d’un simple appareillage narratif ou culturel se rapportant à une définition stable de l’humain et donc, par opposition, de l’animal. Mis en mouvement par son déplacement ininterrompu, l’anthropomorphisme laisserait place à une inquiétude[1] ouvrant à une reprise, un « ressouvenir en avant »[2]. En effet, partant au mieux du pouvoir de la fiction en régime littéraire pour enfants, l’anthropomorphisme serait trop souvent mis au service d’une leçon ou d’une interprétation faisant généralement fi des voix qui animent les fables. Ces voix portées bien plus par une voix raconteuse que par une fiction ou une leçon, voire par un auteur, effectueraient une reprise d’oralité. Non seulement, l’oralité de l’écriture comme recherche d’un corps-langage redonnerait de la voix au livre, à la lecture, à l’anthropomorphisme et donc du devenir, du désir à l’humain comme à l’animal qui s’inventent dans et par la voix ; mais également cette voix, dans sa pluralité, nous obligerait à augmenter l’écoute de ce qu’on ne savait pas qu’on avait : appelons cela une voix animale puisqu’on naturaliserait bien trop vite le fait d’en posséder une humaine ! Un parcours rapide, avec quelques bestiaires poétiques de La Fontaine à Guillevic en passant par Apollinaire et Desnos, et quelques fables en album de Leo Lionni au tandem constitué par le poète Jacques Roman et l’illustrateur Carl Cneutt, tentera de faire entendre les échos d’une telle reprise d’oralité, ses dramatis personae comme théâtralisation de l’inquiétude faite aux définitions et figements. On verra par là que la littérature dite pour enfants, prise au sérieux de ses jeux, transforme toute la littérature, c’est-à-dire notre rapport au langage.

Un peu plus de voix, s’il vous plaît !

Pour les théoriciens de la réception, les fables n’offriraient que des figurants, ou des ombres de figures qu’il faudrait vite reconnaître à l’aide d’une morale, dans une perspective comportementaliste qui conduit tout droit à l’instrumentalisation didactique des fables, toujours d’actualité, d’un moralisme de pacotille à un pédagogisme de bon aloi. Les théoriciens de la réception, et significativement Vincent Jouve[3], les congédient bien vite puisque l’effet-personnage n’y œuvrerait pas. Récemment, Arnaud Welfringer[4] a objecté avec justesse que le lecteur, y compris savant – en l’occurrence il s’est agi de Marc Fumaroli[5], n’hésitait pas à compléter la fable pour lui inventer une fin intrinsèque (la fin de l’action) nécessaire à tout récit. Ce qui lui permettait ainsi de déjouer la règle de l’apologue[6] qui se contenterait d’une fin extrinsèque (la morale) contrairement à l’épopée et au drame, si l’on en croit Lessing. Par ailleurs, la fable participant d’un livre, ce dernier permettrait de donner à chaque acteur l’épaisseur, voire la complexité, d’un personnage puisqu’on pourrait le suivre, et donc le construire, en divers épisodes ou en ses diverses apparitions au fil des fables, au fil d’une aventure du personnage… Taine avant Fumaroli n’avait-il pas décrit le projet de La Fontaine comme un plagiat par anticipation de la Comédie humaine de Balzac[7] ! Aussi Welfringer conclut-il sa réflexion sur le statut de personnages des animaux des Fables, en montrant comment Taine est l’opérateur d’une transformation de ces dernières, d’allégories en symboles :
Pour revenir plus précisément à la question du personnage, c’est à la faveur de ce changement de modèle herméneutique que Taine élève doublement les « acteurs » des Fables à la dignité d’authentiques personnages : l’ « acteur » y gagne une double épaisseur référentielle, non seulement allégoriquement en tant que « type » social et éthique universel, mais peut-être de façon plus décisive, littéralement, en tant qu’animal, dans toute sa particularité.
Welfringer tente alors de trouver raison à cette épaisseur qui, par la force des détails apparemment superflus, non seulement ouvrirait à un « faire signe vers une autre moralité possible » mais également à un « faire fiction ». En effet, La Fontaine lui-même encouragerait le lecteur à promouvoir le « devenir-personnage » de ses « acteurs » puisque, ainsi que l’a observé Christine Noille pour l’édition de 1668 et, parmi d’autres « modèles de cohérence esquissés par le recueil », « la "Table" suggère ainsi la possibilité d’assembler de véritables cycles narratifs, des histoires à épisodes autour de tel ou tel personnage »[8]. Il n’en reste pas moins, qu’en fin de compte alors même que sa défense du personnage augurait d’une belle illustration des fables, Welfringer demande au lecteur de se résoudre à un choix dichotomique « entre figure et fiction ». Il reproduirait ainsi le schéma traditionnel d’une lecture première et d’une lecture seconde – ce qui revient certes à sauver les Fables de leur destination didactique mais ce qui maintient l’ancien schéma opposant fables et fictions, réitéré aujourd’hui par l’opposition entre littérature jeunesse et littérature générale, entre un anthropomorphisme figural et un autre plus théâtral ; ce qui revient certes à déjouer le piège des théoriciens de la réception qui masqueraient derrière leur « lecteur modèle » une auctorialité à l’œuvre quand bien même l’apologue impliquerait un conflit des interprétations et donc confierait au lecteur un rôle éminent, à condition qu’il fut assez grand ou savant. Welfringer lui-même notait la faiblesse poétique et éthique des théoriciens de la réception – il lui faudrait toutefois changer de poétique car, plus que de lecture, il s’agirait d’écoute, de passage de voix :
Il y aurait beaucoup à dire sur l’assimilation (parfois sans reste) du commentaire critique à la lecture par un grand nombre de chercheurs, assimilation qui relève typiquement d'une illusio scholastique de lector telle que la conceptualisait Pierre Bourdieu : la seule lecture que le chercheur juge digne d'être considérée (jusqu’à être considérée comme celle du « lecteur modèle ») serait le type de lecture (« savante ») que le chercheur pratique lui-même. Exit la lecture, ou plutôt les lectures, réelles ou « ordinaires », frappées du soupçon de n’être pas de « vraies » lectures, mais de simples rêveries personnelles, irrespectueuses du texte et de son autorité. La frontière est pourtant loin d’être évidente, comme toute réflexion métacritique s'en avise assez vite[9].
Il s’agirait donc ici de tenter une sortie de la dichotomie proposée par les poéticiens du texte et de la réception pour inquiéter l’anthropomorphisme. Ce dernier ne relèverait ni d’un didactisme réduisant le racontage[10] à une peau de chagrin, ni d’une herméneutique arrêtant ce même racontage à un dispositif ouvrant l’interprétation à une pluralité de modèles, lesquels livreraient autant de cohérences aux énoncés en ignorant, toutefois, les passages de voix, les résonances récitatives, les relations d’oralités et, plus spécifiquement, ce que j’appellerai ici les voix animales.
L’histoire de l’anthromorphisme en littérature engagerait avant tout une dramaturgie des voix qui demande une anthropologie du continu comme force de vie, force de voix, oralité relationnelle. C’est à n’en pas douter le combat de la Fontaine contre Descartes, dans son « Discours à Madame de La Sablière », quand il oppose au dualisme de l’homme et de la bête une pensée voire une anthropologie poétique de  l’enveloppement – je pense ici à la fin du livre neuf des Fables répondant à son merveilleux commencement où mensonge et vérité s’emmêlent, comme lumière et ténèbre[11]… et à l’incipit du dixième[12], je pense à cette parenthèse commentative : « A ces mots, l’animal pervers / (C’est le serpent que je veux dire / Et non l’homme : on pourrait aisément s’y tromper) » ! Avec le racontage fabuleux, ou comme dit La Fontaine « Tant que l’enfance durerait »[13], il y aurait une reprise de voix toujours nécessaire : je propose donc de la suivre avec quelques expériences littéraires. Resterait à « Parler de loin, ou bien se taire[14] » : ce que font les meilleurs bestiaires. La voix animale y crée l’altérité nécessaire pour que le silence imposé par « les grands » ne tue pas la démocratie, et donc prive les sans-voix que sont « les petits » de toute parole, afin de la préserver au cœur d’une expérience que seul le racontage autorise puisque « les Bêtes à qui mieux mieux / Y font divers personnages » sur « la Scène », ce théâtre de voix où pérorent « des légions de menteurs ». Il faut toutefois préciser, avec La Fontaine, contre les arguties platoniciennes que, d’une part, « Le doux charme de maint songe / Par leur bel art inventé, / Sous les habits du mensonge / Nous offre la vérité » et que, d’autre part, « Comme eux ne ment pas qui veut ». « Eux », ce sont Ésope et Homère, donc La Fontaine et, pourquoi pas, quelques contemporains fabulistes.

Quand on s’adresse aux bêtes, on n’est pas si bêtes…

Un petit livre de Guillevic, Pas si bêtes !, composé de trente quatrains tous titrés du nom d’un animal s’adresse à ces bêtes, comme par exemple à l’alouette pour commencer :
Alouette si tu t’envoles,
Tu me sauras à ton école.
Quand tu iras dans tes hauteurs,
J’affronterai mes profondeurs[15].
Ce petit livre s’achève par ce quatrain titré « Bêtes » :
De me voir devant vous,
Je suis seul tout à coup.
Je souffre d’être un autre
Et me voudrais des vôtres.
Serait ici ramassé la tension critique que bien des bestiaires ne cessent de réénoncer pour que, d’une part, la voix animale s’entende et que, d’autre part, tout anthropomorphisme ne soit pas une réduction formelle de la vie humaine mais une recharge animale de son oralité fondamentale. Qu’est-ce à dire ? Quand, dans son Introduction à la littérature jeunesse, Isabelle Nières pose avec une grande précision les repères historiques d’un anthropomorphisme en littérature enfantine[16], elle constate comme l’a signalé, par ailleurs, Michel Pastoureau[17], que le phénomène est récent. Disons, pour résumer, que l’ours en peluche est le contemporain de Pierre Lapin et de Babar. Autrement dit, ce sont les contemporains de la disparition d’une fréquentation régulière des enfants avec les animaux de la ferme ou, plus simplement même, du contrôle accru sur la liberté enfantine de se mouvoir dans la nature… de s’essayer à l’humanisation au plus près des bêtes. Toutefois, l’on sait depuis au moins La Fontaine que l’anthropomorphisme constitue un levier de tout premier ordre dans l’éducation des jeunes enfants – tout comme « ce qu’elles [les fables] nous représentent confirme les personnes d’âge avancé dans les connaissances que l’usage leur a données » : « On ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu’on peut : il leur faut apprendre ce que c’est qu’un Lion, un Renard, ainsi du reste ; et pourquoi l’on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C’est à quoi les Fables travaillent : les premières Notions de ces choses proviennent d’elles[18] ». L’adresse aux animaux, que les quatrains de Guillevic ne cessent de répéter (« Que ferais-je si j’étais toi ? » écrit-il à son « Épervier »), instaure un dialogue avec les bêtes qui construit, jusqu’au quatrain final, un régime d’égalité, du moins de continuité, des voix. Le dernier vers n’hésitant pas à convoquer la chanson des compagnons du comptoir : le régime d’appartenance à une communauté. Guillevic aurait engagé son lecteur dans une expérience de reprise d’oralité puisque sa fréquente adresse à ces quelques bêtes n’est pas sans conséquence sur le constat de son altérité radicale : une parole adressée est une parole altérée ou, autrement dit, une communauté construite dans et par un nominalisme radical et donc refusant les identités et les séparations essentialisées, biologiques ou ontologiques. Guillevic, dès son titre ou, faut-il dire, par son titre obtenu avec les trente reprises d’oralité, propose trente essais de relation qui associent en poème les bêtes et les lecteurs, tous auditeurs d’un raconteur. Une compagnie de « pas si bêtes ! » qu’une voix invente dans sa voix. On peut faire l’hypothèse que, dans la grande tradition du bestiaire, Guillevic trouve sa voix, une communauté de voix. Une communauté de voix est née : chacune singulière comme chaque petit poème – et même certains se dédoublent, gardent une multiplicité interne comme le rossignol. Écoutons pour finir le « Rossignol II » : 
Le soleil sur un tournesol
Met un point d’orgue à sa tournée
Et tu me chantes, rossignol,
Un chant plus chant que ma journée.
Guillevic nous suggère avec une force magique que ce n’est pas « le poète » qui chante – c’est peut-être la différence avec le chanteur de chansons – mais le sujet du poème, c’est-à-dire celui qu’invente le poème comme voix dans son conte (on peut l’appeler l’interlocuteur mais il ne faudrait pas le fixer trop vite puisqu’il n’est que passage). A ce point de ma réflexion, alors même qu’aucune illustration autre qu’en couverture n’accompagne le poème de Guillevic, je ne peux que rappeler l’importance dans la grande tradition du bestiaire de ce voisinage…

Dans le cortège d’Orphée, tout est mouvement en rêve…

Apollinaire dans les « notes » qui suivent son « Bestiaire ou cortège d’Orphée » évoque le fait que ce dernier « jouait en chantant, les animaux sauvages eux-mêmes venaient écouter son cantique »[19]. Ainsi, les représentations animales sont-elles omniprésentes dans les manuscrits du Moyen Age. Des marges des livres où ils exerçaient la satire du monde humain ou rappelaient l’illusion des images, les animaux qui ont depuis lors disparu avec l’imprimerie sont bel et bien revenus en littérature enfantine. On peut faire l’hypothèse de ce retour de voix que j’appelle ici une reprise d’oralité, certes réservée, semble-t-il aux enfants – et bon nombres d’hypothèses ont été faites à ce propos qu’elles aient pour fondements la psychologie ou la psychanalyse, le didactisme dans ses deux versions morale ou naturaliste. Toutefois, et c’est le sens profond de l’hypothèse tenté ici, il pourrait fort bien s’agir d’une des formes prises par un retour d’oralité en régime de racontage, bien évidemment associée aux cultures de l’enfance et autres conditions de l’édition, de la lecture, de l’enseignement et de l’éducation, mais qu’on ne pourrait isoler voire séparer de toutes les autres relations d’oralité qui ne cessent de revenir de Péguy à Beckett, de Proust à Novarina… et de Marceline Desbordes-Valmore à Ariane Dreyfus[20].
Donc Apollinaire commence significativement par remercier Raoul Dufy de l’accompagner dans son bestiaire et il « loue la ligne qui a formé les images » : « Elle est la voix que la lumière fit entendre ». Il conclut ainsi : « La peinture est proprement un langage lumineux »[21]. On comprend alors que le livre pour enfants, dans ses plus belles réalisations, ait renoué avec la féerie des bestiaires illustrées et plus largement avec cette voix lumineuse de l’animal traversant le livre. Le poète Jacques Roman a récemment rêvé à partir des illustration de Carll Cneut. Il a écrit l’accompagnement de « ce cortège coloré d’animaux / apprêtés comme des humains / avec chapeau et complet veston »[22]. Aucune stase possible, semble suggérer ce poème presque inaugural, c’est-à-dire aucune identification ou affectation certaine autre que de prendre place dans un cortège, mieux dans un mouvement, un poème comme un songe, une vie comme un rêve, les animaux comme des voix, les voix comme une parade de kermesse, un défilé de doubles pages d’album :
Tout est mouvement en rêve
Et le mouvement lui-même
Suite de rêves effeuillés
Rêves de fuites effrayées

Tu te lèves lourd quand léger
Tu te veux rêvé quand rêveur
Autour de toi plane la vie
Déployée et c’est un songe

Tout est mouvement où l’on dort
Quand ailleurs l’autre se lève
Ici et là se posent les rêves
Le titre, Tout bêtement, est bien évidemment à double détente : si la simplicité est de mise, c’est d’abord pour trouver « un langage poétique, à la fois populaire et exact » et poursuivre « la recherche d’un langage familier et lyrique », comme écrivait Robert Desnos[23]. Parce que c’est le « Premier devoir du lecteur : / Ne jamais rendre bête / Les bêtes qui l’écoutent » (p. 43), comme l’écrit Jacques Roman sous une image de Carll Cneut représentant un poisson qui lit un livre de chat à un auditoire composé d’un oiseau et d’un couple de rats. Une telle scène de lecture qu’ accompagnent les devoirs d’un racontage et donc d’une relation, exige d’abord la considération des auditeurs et donc des lecteurs. Mais il s’agirait également, tout comme chez le Desnos de La Ménagerie de Tristan puis des Chantefables[24], d’une écriture jubilatoire : le second « devoir du lecteur » n’est-il pas celui de « Faire énormément peur / Pour mieux faire rire » (p. 43) ! En définitive, les poèmes de Roman inviteraient à jubiler avec la ménagerie de Cneut, dont les individus vêtus comme les personnages de Béatrix Potter multiplient les contorsions pour bien se tenir, du moins rêver à cette vie ensemble dans le livre, puisque « dans les livres d’autrefois / on pouvait lire : Il était une fois… / un jardinier changé en âne /// Aujourd’hui on peut écrire : / J’ai vu tôt ce matin / un âne changé en jardinier / C’est toujours fable // Hier comme aujourd’hui / l’important est de savoir / que les livres sont magiques / que la fin d’une histoire / est encore nouvelle histoire » (p. 28).

Un tour et un tour avec les escargots de Leo Lionni…

La reprise d’oralité, c’est très précisément ce qu’un Leo Lionni a montré avec ses escargots[25]. L’album La Maison la plus grande du monde est en effet la fable d’une telle reprise dans le continu d’une reprise de racontage, d’une reprise de morale et d’une reprise des mouvements sensibles d’une pluralité des mondes cycliques. Histoire racontée dans l’histoire racontée, cet album est plus précisément la répétition, au sens quasiment théâtral, de scènes de racontage : d’un père à son fils engageant le racontage, comme écrivait la Bible dans les traductions courantes dites littérales, « de génération en génération », et dans la traduction d’Henri Meschonnic, « pour un tour et un tour » parce qu’en hébreu biblique ledor vador implique « un mouvement circulaire. C’est la ronde des générations, du chacun son tour »[26]. Lionni propose bel et bien une reprise infinie de La Maison la plus grande du monde en réitérant le titre en clausule. Cette reprise de racontage est également une reprise de morale par l’épilogue qui permet de sortir du cercle vicieux du moralisme que la déclaration d’un père à son fils, qui voulait avoir la maison la plus grande du monde, livre avant qu’il ne raconte cette histoire d’agrandissement du rêve : « Quelquefois, ce qui est petit vaut mieux que ce qui grand ». Cette déclaration aboutit à une reformulation qui montre que le petit escargot semble avoir pris la leçon à la lettre : « Je garderai ma maison toujours petite ». Mais l’épilogue lui permet non seulement une « découverte du monde », et par là-même une sortie du cercle vicieux du chou (« Quand les escargots eurent mangé toutes les feuilles / du beau chou pommelé – il ne restait que quelques côtes – / ils décidèrent  d’aller s’installer sur un autre choux »), mais également une incorporation de l’histoire puisque, « quand on lui demandait pourquoi / il avait une aussi petite maison, / il racontait à son tour l’histoire de / la maison la plus grande du monde ». Il n’y aurait plus de premier et de second degré mais une magie du racontage… Aussi, et ce serait la reprise, continuée par tous les moyens chez le fabuliste en album qu’est Lionni, le « pour un tour et un tour », qui d’abord associe le cycle du chou et celui de la coquille de l’escargot dans un zoom avant sur le chou qui voit la coquille prendre toute la place de la double page jusqu’à sa monumentale ruine en passant par l’apothéose du palais de conte de fée vu par les grenouilles, se poursuit avec le cycle des saisons et des années, et les tensions du vivant entre les minéraux dont la coquille et les végétaux dont le chou, la mort et de la vie, bref, d’un recommencement continu du monde. Peut-être faudrait-il même avancer l’idée de pluralité des mondes au sens où Bruno Latour propose dans son Enquête sur les modes d’existence une recherche des disjonctions par recatégorisation contrastive[27] : le cycle hélicoïdal de la coquille d’escargot et celui pommelé du chou qui rejouent chacun le cycle minéral et le cycle végétal ; le cycle architectural babélien et le cycle ruinesque des tombeaux qui rejouent chacun le cycle de la nature et le cycle de la culture ; et ainsi de suite ! Par quoi « la maison la plus grande du monde » ne serait pas le superlatif d’une existence voire d’un existant mais l’infini passage d’une voix, la jubilation du racontage. Lequel ne dissipe pas les malentendus comme ferait la fable moralisatrice voire l’instrumentalisme didactique, mais les montre parce qu’elle y tient, en procède même : sa morale c’est cette pluralité où le moralisme ne peut évincer le rêve pas plus que la rêverie n’exclut la vie pratique. Si les gastéropodes sont comparables aux humains, d’une part l’inverse est vrai et, d’autre part, on peut concevoir un devenir-escargot comme mode d’existence différenciant chez les humains qui ne contenteraient plus de grandir mais exigeraient singulièrement des agrandissements démesurés à n’en plus finir, à jubiler.
L’escargot, dans et par cette fable, n’est autre qu’un devenir-escargot, au sens que les auteurs de Mille Plateaux donnent au devenir-animal. D’une part, il s’agit bien d’un devenir comme « plan de vie », « processus contre toute structure et genèse, un temps flottant contre le temps pulsé ou le tempo, une expérimentation contre toute interprétation » en opposition à tout « développement harmonieux de la Forme et formation réglé du Sujet, personnage ou caractère »[28]. Cet album n’est-il pas la rêverie d’un agrandissement fabuleux, assez proche de celui que Baudelaire évoquait dans « Le poison »[29] :
L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes,

Allonge l’illimité,

Approfondit le temps, creuse la volupté,

Et de plaisirs noirs et mornes

Remplit l’âme au delà de sa capacité.
Si l’expérience enfantine, qu’on peut dire anthropologique, de la puissance ne manque pas de s’exercer sur les mollusques et leurs coquilles dans cette double fascination du gluant et du friable, de la lenteur et de la rétraction, l’album de Lionni met en œuvre nos secrets escargots, leurs lignes hélicoïdales, leur devenir-ritournelle. Aussi, je ne peux m’empêcher d’apercevoir l’escargot de Lionni dans la dernière strophe du « Poison » puisque le vertige de l’agrandissement s’achève sur ce monument funéraire en voie d’effritement ou plutôt de récitation puisque « notre petit escargot en avait les yeux pleins de larmes » :
Tout cela ne vaut pas le terrible prodige

De ta salive qui mord,

Qui plonge dans l’oubli mon âme sans remord,

Et, charriant le vertige,

La roule défaillante aux rives de la mort !
Comme le précisent les auteurs de Mille Plateaux, « le plan n’est pas principe d’organisation, mais moyen de transport[30] ». L’escargot de Lionni multiplie de doubles pages en doubles pages les déterritorialisations : si l’on s’essaie à les reterritorialiser comme font les papillons ou feront les grenouilles chez leurs cousines, comme feraient les lectures savantes et esthétiques pour rapporter à la Sagrada familia colorée par Miro ou à l’esthétique des ruines « le processus du désir », c’est peut-être simplement pour tenter d’arrêter l’expérience que les mêmes auteurs évoquent chez Kierkegaard dans Crainte et tremblement :
C’est que la perception ne sera plus dans le rapport d’un sujet et d’un objet, mais dans le mouvement qui sert de limite à ce rapport, dans la période qui leur est associée. La perception se trouvera confrontée à sa propre limite ; elle sera parmi es choses, dans l’ensemble de son propre voisinage, comme la  présence d’une heccéité dans une autre, la préhension de l’une par l’autre ou le passage de l’une à l’autre : ne regarder qu’aux mouvements.[31]
La voix animale chez Lionni c’est ce « bloc d’enfance » qui « est autre chose qu’un souvenir d’enfance »[32] où le racontage comme reprise d’oralité relationnelle sans limite et le devenir-escargot comme incorporation d’un agrandissement vertigineux, oralité d’un corps-langage que seul l’album peut construire, voisinent comme peuvent communiquer « l’élémentaire et le cosmique »[33]. Tout fait mouvement : prosodie généralisée, énonciation porteuse, voix emmêlées.
Et s’il faut partir
S’il faut nous quitter
Se dire adieu
Que ce soit en chœur

Nous ne partirons
Ne quitterons pas
Sans dire adieu
A qui nous aimons

Aux portes écoutons
La voix qui chante
Et nous reviendrons
Et nous t’attendrons

Aux portes écoutons
Le mot de passe
C’est toi ? Non ! C’est toi !
Ouvrons la porte[34] !
« Aux portes », c’est-à-dire aux albums, « écoutons / le mot de passe », la voix animale, ce « ressouvenir en avant », cette ritournelle du racontage infini dès que les enfants disent : « Encore ! »












[1]. Georges Didi-Huberman a réfléchi ce problème à propos d’œuvres plastiques (Toni Smith, Robert Morris…) dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (Paris, Minuit, 1992, p. 85 et suivantes). Je retiens plus particulièrement sa réflexion à propos d’une œuvre de Toni Smith et du commentaire de ce dernier, qui déplace l’anthropomorphisme vers l’anthropologie puisque l’œuvre aurait constitué « un lieu où la stature humaine devait constamment s’éprouver, nous regarder, nous inquiéter » (p. 94). Plus loin, Didi-Huberman proposera que « cette notion aura simplement été impliquée dans un processus, dans une dialectique visuelle qui n’est pas moins abyssale, en un sens, mais qui par ailleurs ne prétend plus à aucune archè, à aucune origine ou autorité idéale du sens, ni à aucun "contenu" hiérarchiquement décrété comme le plus "profond" » (p. 99). Il ne s’agira donc jamais, avec la voix animale, de lui conférer une quelconque force originaire : elle n’est que de passage à condition d’entendre ce passage comme continuellement à l’œuvre – et nous l’orienterons vers un passage de voix, un racontage.
[2]. « Reprise et ressouvenir sont le même mouvement, mais en sens opposé ; car ce dont on se ressouvient, a été ; c’est une reprise en arrière ; la reprise proprement dite, au contraire, est un ressouvenir en avant. » dans Soren Kierkegaard, « La Reprise », dans Ou bien... ou bien. La Reprise. Stades sur le chemin de la vie. La maladie à la mort, « Bouquins », Robert Laffont, 1993, p. 694.
[3]. Vincent Jouve, L'Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1992.
[4]. Arnaud Welfringer, « Les animaux des Fables sont-ils des personnages. L’effet-personnage dans le commentaire », Atelier de théorie littéraire, séance du 3 février 2012 : http://www.fabula.org/atelier.php?La_notion_de_personnage. A. Welfringer a soutenu une thèse le 19 novembre 2010, sous la direction de Marc Escola : « Le courage de l’équivoque. Politique des Fables de La Fontaine ».
[5]. Marc Fumaroli, Le Poète et le roi, Paris, De Fallois, 1997 ; rééd. Le Livre de Poche, «Biblio Essais», 1999, p. 468-469.
[6]. Voir Gotthold Ephraïm Lessing (trad. de Pierre Thomas d’Antelmy datant de 1764, revue par Nicolas Rialland, éd.), Traités sur la fable  [1759], Paris, Vrin, 2008, p. 176.
[7]. Hippolyte Taine, La Fontaine et ses fables [1861], Lausanne, L'Âge d'Homme, 1970.
[8]. Arnaud Wilfringer réfère à Christine Noille, «Le recueil est-il un texte comme un autre ?», Lectures de La Fontaine. Le recueil de 1668, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Did'act » 2011.
[9]. Arnaud Welfringer, article cité, note 3.
[10]. J’emprunte cette notion à Walter Benjamin, « Le narrateur » (1936) dans Écrits français, Paris, Gallimard, « Folio / Essais », 1991, p. 249-298. Pour sa conceptualisation voir Marie-Claire et Serge Martin, Quelle littérature pour la jeunesse ? (Paris, Klincksieck, « 50 questions », 2009) et plus récemment Strenae n° 5 (« Les fables de la voix en littérature enfantine : actualités du Narrateur (Der Erzähler, 1936) de Walter Benjamin ») sous la direction de Serge Martin et Florence Gaïotti (http://strenae.revues.org/).
[11]. Voir la clausule de la fable  « Les deux rats, le renard, et l’œuf » : « L’organe étant plus fort, la raison percerait / Les ténèbres de la matière, / Qui toujours envelopperait / L’autre âme, imparfaite et grossière » (Fables, édition d’Antoine Adam, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 266) ; et celle de la fable « Le dépositaire infidèle » : « Quand l’absurde est outré, l’on lui fait trop d’honneur / De vouloir par raison combattre son erreur ; / Enchérir est plus court, sans s’échauffer la bile » (p. 241).
[12]. « L’homme et la couleuvre », fable I du Livre dixième des Fables, op. cit., p. 267.
[13]. Ce vers se place juste avant la clausule de la fable « Les deux rats, le renard et l’œuf », Fables, op. cit., p. 266.
[14]. Vers clausule de « L’homme et la couleuvre », Fables, op. cit., p. 269.
[15]. [Eugène] Guillevic, Pas si bêtes !, Éditions Seghers jeunesse, 2004, p. 7. Le dernier poème (« Bêtes ») est à la page 36. « Rossignol II » que je cite plus loin est à la p. 34.
[16]. Isabelle Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Didier Jeunesse, « Passeurs d’histoire », 2009, p. 139-154.
[17]. Michel Pastoureau, Les Animaux célèbres, Bonneton, 2001. Cité par I. Nières, Introduction à la littérature de jeunesse, op. cit., p. 144, n. 10.
[18]. Jean de La Fontaine, « Préface » aux Fables, op. cit., p. 30-31.
[19]. Guillaume Apollinaire, Alcools suivi de Le Bestiaire illustré par Raoul Dufy et de Vitam impendere amori, Paris, Gallimard, « Poésie », 1970, p. 175.
[20]. Voir « Bonjouramour : rythmes de la relation amoureuse » à cette adresse : http://ver.hypotheses.org/199.
[21]. Ibid.
[22]. Quatrième de couverture de Jacques Roman, Tout bêtement En rêvant à partir des illustrations de Carll Cneut, Genève, La Joie de lire, 2012. Le poème qui suit est à la p. 11. J’indique dorénavant la page.
[23]. Robert Desnos, « Postface » à Fortunes (1942), Paris, Gallimard, 1969, p. 162.
[24]. Robert Desnos, « La Ménagerie de Tristan » et « Chantefables » dans Œuvres, Paris, Gallimard, 1999, Gallimard, « Quarto », respectivement p. 717-723 et p. 1327-1341.
[25]. Leo Lionni, La Maison la plus grande du monde (1968), Paris, l’école des loisirs, 1971. Non paginé, je ne peux indiquer la pagination pour les citations et renvoie le lecteur à l’album et à ses merveilleuses doubles pages.
[26]. Henri Meschonnic, Gloires, traduction des Psaumes, Paris, Desclée de Brouwer, notes du 10-6, p. 375. Meschonnic précise : « En quoi c’est l’opposé du terme grec "époque", qui suppose un arrêt sur image. Ici, c’est le mouvement d’une naissance à une autre naissance. J’ai tenté de garder le côté ritournelle du mouvement même des signifiants. En évitant les clichés "d’âge en âge" ou "pour des siècles", ou l’encombrant "de génération en génération". L’expression apparaît 18 fois dans Gloires ».
[27]. Bruno Latour, Enquête sur le smodes d’existence Une anthropolgie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.
[28]. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 327 et 328.
[29]. Charles Baudelaire, « Le poison », Les Fleurs du mal dans Œuvres complètes, Paris, Robert Lafont, « Bouquins », p. 36. Je ne donne ici que la deuxième et la quatrième et dernière strophes.
[30]. Ibid., p. 328.
[31]. Ibid., p. 345.
[32]. Ibid., p. 376.
[33]. Ibid., p. 379.
[34]. J. Roman, Tout bêtement, op. cit., p. 31.