vendredi 27 novembre 2009

Eclairs d'oeil


Eclairs d'oeil, Tarabuste, 2007

Laurent Mourey dans Le Français aujourd'hui n° 158, septembre 2007:

« Est-ce que tu entends ce que je vois ? »
note sur Eclairs d’œil de Serge Ritman, avec des lavis de Laurence Maurel, 2007, éditions Tarabuste.
Serge Ritman, pour la poésie aujourd’hui, pourrait bien ressembler à un drôle d’oiseau. Serait-ce qu’il s’en écarte, de la poésie ? Au contraire il y est en plein – et tout contre, parce qu’il la voit, la lit, la critique la transforme, la déplace depuis son poème. Pour que rien ne soit à sa place. Il y a chez lui l’écoute du « s’asseoir sans chaise » de Luca et comme son exercice, pour justement ne jamais s’asseoir et défaire les assises de ce que, selon les habitudes savantes, on sépare : le poème, la critique, la théorie, la vie, l’amour. En ce sens, sa poésie est aussi l’écoute et l’exercice de ce que dit Desnos : « au-delà de la poésie libre il y a le poète libre ». Et j’ajoute le poète libre dans et par son poème. Lequel n’est pas qu’à lui…
Des Eclairs d’œil – multiples autant que pluriels: c’est bien ce que fait le poème – et le poète par son écriture. Une vision de langage, un voir qui invente une subjectivité langagière indissociable d’une éthique et d’une pratique du poème. Drôle d’oiseau donc au « chant grésillant » où l’on perd son latin, « son ornithologie » (p.16), sa langue et toute forme de surveillance ou suivisme de bon ton pour trouver un poème ou chant amoureux où l’écoute du langage fait la vision :
il y a traquets pâtres et linottes mélodieuses
vous voulez un chant ou un chancre
un envol pour traquer tous les pâtres
il n’y a plus de moutons
où il y a un poème monter
sur tes yeux cette monture
je t’aime droit dans les deux (p. 17)
C’est parti pour que Ritman continue ce qu’il a toujours commencé différemment (avec notamment Rossignols et rouge-gorge, chez le même éditeur et Ma Retenue chez Comp’act) et qu’il nous fasse écouter ce qui est à lire : entrer en chœur - ou en coeur - et en relation avec ses « Chansons des rues et des bois » à lui, du « prélude » - envoi et envol – « ne parle plus latin / et descends en ville / au coin de la rue un rossignol » à « La forêt traversée, nous y voilà : la relation commence dans la clairière étouffée. » (p.18) et à plus encore : à travers tout le poème – « L’histoire continue. Tu comprends, enfin. » (p.19) Ritman comprend et crie haut et fort que partout où nous sommes il n’y a jamais assez de je et de tu, que c’est le poème qui fait la relation, le sujet et le sujet de la relation. Que la relation est une subjectivation. Que le poème est le continu vivant de l’amour et du langage et qu’on ne le dira jamais assez.
Le poème Ritman est souvent alors une diatribe poétique/politique ; il refuse de séparer entre tout et tout ce qui fait que la vie humaine est la vie humaine, et de justement laisser le poétique et le politique confortablement à leur place, ceci parce qu’il en écrit et vit la relation : c’est son geste éthique et l’éthique de son geste amoureux. Passionnément, il écrit : « Si poème il y a, c’est à chaque fois du neuf où le langage transforme tout, éthiquement, politiquement et poétiquement. Sans cette démesure, sans cet impossible, le poème n’agit pas, n’agit plus. » Plus passionné peut-être encore parce que sans en avoir l’air, ce qui suit, par la parenthèse : « Tu parles donc je suis : / je te suis (mouvement d’être ; poème-relation) » (p.106). Mais « l’air », son poème l’a ; ce n’est pas qu’une apparence. Eclair d’œil – mais tous les livres de Ritman – tient fortement la rigueur de ce que c’est que faire un poème en critiquant tout ce que l’on sait ou croit savoir sur ce qu’est un poème et en en déplaçant les critères admis. Dans ce geste, le souci (non au sens heideggérien) de situer une éthique, une historicité, en particulier par les deux parties qui encadrent et ouvrent le livre tout entier poème d’une pensée poétique refusant tous les clivages, en particulier celui de la pratique et de la théorie : « Rappel de l’épisode précédent : contes et décomptes de la poésie » et « Anti-manifeste de la réforme de la vision », deux volets d’un exposé d’une éthique du langage et de la poésie.
De fait les clins d’œil sont multiples, montrant qu’aucune écriture n’est séparée d’aucune lecture, qu’une écriture a toujours vue sur ses lectures : qu’elle est une historicité vivante, ce qui est un pléonasme, alors : qu’elle est une historicité vive et volubile. Cette volubilité qui n’est pas vitesse, ni bavardage, trouve sa métaphore dans cette larme qui « s’enroule s’emmêle / dans les eaux de tes frères », « la larme de tes frères » qui fait entendre « l’homme qui rit par-dessus » ou « ta voix » : une résonance active dans le langage – « elle loge dedans » (p.33).
Il y a entre clin d’œil et résonance un peu le même rapport qu’entre voir et comprendre, ou vision et conception : la tenue d’un rapport entre voir et langage, regard et pensée. Où les deux ne sont pas à confondre, mais à mettre en relation. Et c’est ce rapport que tient Eclairs d’œil : des visions, des vues sur, dans et par le langage, vision du poème et de la poésie – « distingues-tu / ce que certains confondent / depuis longtemps ? » (p.93) Distinguer, mais de quel œil ? De quelle oreille ? Le poème montre, la parole donne un point de vue ; je t’ai en ligne de mire, pour n’avoir pas la vue courte et voir plus loin que le bout du nez… des définitions admises de la poésie.
Ainsi Eclairs d’œil offre un singulier travail sur le langage et la vision, avec le travail de Laurence Maurel. Une rencontre où les poèmes répondent les lavis de Laurence Maurel comme les lavis répondent les poèmes de Serge Ritman. Personne n’illustre ni ne commente personne : c’est une relation qui s’offre et s’ouvre dans l’inconscient de ce livre, une rencontre de sujet à sujet. Des gestes de langage et des gestes de regards qui trouvent peut-être des correspondances dans ces lignes : « A mi-chemin du proche et / du lointain » (p.107). C’est le travail de Laurence Maurel : ses lavis donnent et font une vision troublée, tourbillonnante et troublante de l’œil, une manière de montrer que le regard transforme la vision en montrant l’oeil, que chaque encre est œuvre d’un regard en mouvement, que le rythme, pour l’art, est un concept à penser avec le regard, donc le sujet : « son rythme décolle. » (p.107) La rétine ?
Mais qu’est-ce que le langage fait de la vision et de la vue ? Voir a le primat sur le vu, un peu comme le dire sur le dit. Voir est critique, parce qu’il est à penser du coté d’une subjectivité en activité. C’est autre chose avec la vue : « les vues sans voir n’approchent rien. » / […] la vérité de la vue étant dans la vérité / du voir il s’ensuit que d’aucuns / pensent toujours voir quand ils ne font / qu’avoir une vue ou changer de lunette. » (p.91) Oui, le langage est critique : « Ce sont des lunettes sans yeux : / des poètes sans langage. » (p.92) Voir est du parti de l’activité, de la subjectivation. De fait il est l’opérateur de la relation, avec et dans le langage. Ce que montre le poème p. 54 : « Il y a deux bouches […] deux yeux […] deux mains […] l’amour […] les cils de tes lèvres » ou encore « le temps des lèvres » / « le temps des silences ». Dans le poème p. 55, ce sont aussi ton repos dans mes yeux et l’intimité du langage amoureux que l’on entend, où « à vue d’oeil » est la manière de répondre, parler côtoyant donner, entendre, demander. Le poème et le langage font donc un voir spécifique : le voir qui est celui de l’écrire Ritman. Les Eclairs d’œil ne sont pas une représentation ou une mimesis ; ce sont les éclairs de l’œil du poème qui donne à voir au sens d’Eluard : ils donnent à entendre ce qui passe de langage quand on écoute le monde – et ce que l’on voit. Nos visions sont traversées de langage. Elles sont de langage. Ces Eclairs d’œil sont des relais pour penser le poème, « le chant des yeux » (p.52). Pour cela, il s’agit de n’avoir ni les yeux ni la langue dans sa poche et de sortir « les mains de tes poches. » (p.41)
Éclairs d’œil opèrent une radicalité, celle de l’écoute et de la vision par le poème, ce qui est, une fois de plus, un geste qui ne laisse rien à sa place. L’oiseau chante et, chantant, il renverse nos vues. Le poème final dit bien ce qu’il fait : jamais il ne la fermera, « sa goule au vent d’une chute » (p.107) Oui, le poème final fait ce que fait chaque poème de ce poème : l’ouvrir en grand pour ouvrir encore dans tous les sens et tout déplacer avec. Ainsi, l’écoutant, « Vous ne l’attraperez pas. […] il ne demeure ». C’est que « l’intempestif du poème ne s’apprend pas comme un métier, ne se programme pas avec une technique fut-elle poétiquement correcte. » (p.106)
Drôle d’oiseau Ritman ? Non, poète libre.

Laurent Mourey a aussi écrit sur ce livre dans son article "Paroles en têtes, la littérature avec Prévert et quelques autres", Les Cahiers Robinson n° 27, 2010, p. 29-44.

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