vendredi 27 novembre 2009

Quelle littérature pour la jeunesse?


(avec Marie-Claire Martin),Quelle littérature pour la jeunesse ?, coll. « 50 questions », Klincksieck, janvier 2009 (200 p.)
ISBN: 978-2-252-03709-6
S'appuyant sur une histoire longue, la littérature de jeunesse est un secteur important de l’édition. D’emblée internationale et profondément renouvelée depuis les années 1970, elle conteste les frontières des genres en mêlant traditions et innovations.
Cet ouvrage observe ce que devient la littérature avec la littérature de jeunesse, aujourd’hui plus qu’hier. Se référant aux oeuvres incontournables, il montre la force de l’oralité, en écriture et en lecture, en texte et en image.
Des rêveries aux aventures, des comptines aux contes, des témoignages aux fictions, une anthropologie poétique se dessine : quelle littérature… de jeunesse ? Celle qui toujours commence !

Notes sur ce livre: note de Jean Perrot dans La revue des livres pour enfants n° 247, juin 2009

Note de Sylvie Neeman dans Parole 2.09, revue de l'association romande de littérature pour l'enfance et la jeunesse, p. 19:






Note de Web-Lettres :

http://www.weblettres.net/lecture/?cat=12&b=105

Parce que certains ouvrages semblent faits n’importe comment, on a envie de les lire n’importe comment. Et on a raison, un peu, au début !
S’agissant de littérature jeunesse, on peut avoir quelques idées et des questions. Justement le livre de Marie-Claire Martin et Serge Martin en proposent cinquante (50 !). On cherche les siennes dans la table des matières et on est surpris par celle-ci : question 20 « Que faire quand un livre vous saute à la figure ? ». Comment résister ? On lit alors une présentation palpitante d’un roman d’Hubert Mingarelli, Vie de sable, qu’on ne connaît pas et qu’on lit donc dans l’urgence. C’est une découverte. Une voix, une présence, une écriture ; on est bien loin d’une définition de la littérature pour la jeunesse convenue.
Il faut revenir à notre étude : dans la réponse à la même question (20) nous sautent aussi à la figure les livres-objets, livres animés qui se déploient en découpures magiques. Mais pourquoi Mingarelli et ces ouvrages-ci ? Ah ! il est aussi fait appel à Mallarmé et à Michaux. Ouf !
On cherche donc sagement une de « nos » questions, les auteurs l’abordent : question 6 « Qu’est-ce qu’un classique en littérature jeunesse ? ». Trois pages plus tard on n’est guère avancé, déconcerté sûrement. Il ne reste plus qu’une chose à faire : reprendre au début : question 1 « La littérature jeunesse est-elle un genre ? »
Alors les questions s’enchaînent et avec elles les réponses dont chacune contient l’analyse d’un ou plusieurs livres connus ou inconnus du lecteur. C’est tout l’enjeu du livre : « Rendre compte de ce qu'on appelle la littérature de jeunesse c'est se situer au carrefour de la rencontre avec tel ou tel livre pris à la production pour la jeunesse qu'on aimerait considérer à chaque fois comme une œuvre vivante, et de l'interrogation qui, partant de cette vie des œuvres, engage une perspective anthropologique, pour le moins interdisciplinaire. »
Les présentations sont claires, les commentaires bien plus touffus. On croit un moment se perdre dans un jargon d’analyse, mais l’ensemble est construit, cohérent alors même que la suite des questions paraît bizarre ou hasardeuse. C’est que les auteurs connaissent la littérature de jeunesse ET ses commentateurs les plus pointus. Ils n’hésitent jamais devant tel ou tel rapprochement avec la et les critiques. Les questions sont de quasi prétextes mais le plan est habile.
Il faut s’efforcer, relire parfois, mais à chaque page ou presque vous naît une envie de lecture, même la lecture d’albums pour les petits qui ne vous auraient jamais arrêtés en librairie (Monsieur le lièvre voulez-vous m’aider ?). La notion d’album est d’ailleurs éclairée, celle d’autofiction aussi, en lien avec les souvenirs d’enfance ; on comprend l’importance du rythme, celle de la voix, des voix comme notion centrale de cette étude, et celle des images, de la moralité, de la construction de l’identité, du racontage et du « Encore ! » à la fin de la lecture du soir…
Quant à savoir si « la littérature est vouée à la scolarisation », la question est évidemment posée (question 11). La réponse (mais ici on simplifie) parle d’une « situation de pédagogisation généralisée » et est en grande partie contenue dans une citation : « Une tendance lourde de la littérature de jeunesse est à une sur-instrumentation pédagogique et éducative. » (Paul Garapon, revue Esprit, 2002). On comprend pourquoi un Dictionnaire de la littérature jeunesse à l’usage des professeurs des écoles paru récemment n’est qu’un catalogue doublé d’un lexique sommaire de linguistique et d’analyse littéraire. Il peut au mieux servir… de catalogue. Mais on se rappelle aussi le numéro 462 (avril 2008) des Cahiers pédagogiques qui propose un ensemble de réflexions fort utiles sur les liens entre littérature pour la jeunesse et l’école. On y trouve en particulier des idées sur l’interdisciplinarité (« Chercher le vrai dans la littérature jeunesse » de Michel Zakhartchouk) et des propositions d’activités très intéressantes et diverses. De belles perspectives donc.
Avouons ! Le lecteur sort un peu étourdi de cette série de cinquante (50 !) réponses mais il est bien décidé à lire Momo, l’intégrale (Nadja) et à (re)lire Blanchot (convoqué entre autres détails pour commenter l’histoire de la souris Abel), à reprendre pour la énième fois Pinocchio et à utiliser à bon escient le numéro 462 des Cahiers pédagogiques.
Une dernière question : on se demande « Pourquoi Perec, pourtant cité, n’apparaît ni dans l’index ni dans la bibliographie ? » Mais cette disparition l’aurait sans doute amusé. Allons, ce qui est dit de lui vient, sauf erreur, de Penser/Classer paru chez Hachette en 1985.


Roger Berthet - 12 février 2009

Note de Livres au trésor :

http://www.livresautresor.net/centre/menuce1.php?page=6





Education enfantine - Juin 2009
Merveilleusement stimulant, le livre insiste sur la porosité d'un genre dont l'album s'est fait l'emblème, tandis que la "transgénéricité" de certaines œuvres, par exemple Les Aventures de Pinocchio, permet aux auteurs de montrer que l'essentiel réside dans une théâtralité relationnelle, celle qui fait passer l'œuvre de « bouche en bouche ».
- Patricia Nicolas

Europe 961, mai 2009p. 364-367.

Quelle littérature pour la jeunesse? de Marie-Claire et Serge Martin, collection « 50 questions », éd. Klincksieck, Paris, 2009.

La question du titre qui chapeaute et introduit les cinquante questions du livre de Marie-Claire et Serge Martin, Quelle littérature pour la jeunesse ?, n’est pas une question pour avoir réponse à tout, c’est un recommencement, au sens où il ne s’agit pas de fabriquer des réponses mais de penser ce que la littérature, l’écriture, la lecture ont d’actif ; la question se définit elle-même comme l’invention de problèmes, une démarche voisine de celle de Benveniste qui pose et examine des « problèmes de linguistique générale »[1]. Parce que, d’une manière profondément analogue à la méthode du linguiste penseur du discours et de « la subjectivité dans le langage », du langage non comme sémiotique mais comme activité, les auteurs de ce livre envisagent une critique de la conception de la littérature et de la lecture au travers de la théorie des genres et de ses avatars que sont la réception et la généricité. Précisons que le discours et la subjectivité ont été, sont, dans l’enseignement de la littérature, objectivés par les genres et la réception, l’apport de la pensée de Benveniste étant passé au filtre du structuralisme et de l’école de Constance, les discours à ceux des formes de discours et de l’intentionnalité. Entre autres Fiction et diction de Genette, Pour Une Esthétique de la réception de Jauss sont les horizons théoriques des programmes d’enseignement, horizons traversés et balisés de fonctions, de formes de discours, de typologies, d’attentes de lectorats plus que de lecteurs. Quelle littérature pour la jeunesse ? met ces scientismes en crise.

Cette question introductive est alors opératoire pour penser la subjectivité dans la littérature et travailler à des problèmes et à leurs enchaînements comme à leurs solidarités. Entre littérature et jeunesse, il y a bien la mise en mouvement (et en œuvre) de quelque chose que la réception aurait tendance à fixer et à barrer. C’est bien ce qui ressort de la trente quatrième question « l’horizon d’attente est-il l’âge de raison de la littérature pour la jeunesse ? » D’un côté, « la relation entre texte et lecteur comme […] procès établissant un rapport entre deux horizons ou opérant une fusion » (Jauss, cité p. 114) conditionne des identitarismes ou essences, de la littérature, de la jeunesse et des publics en général, les auteurs remarquant justement que « la constitution d’un public et donc d’un sujet collectif » (Ibid.) pose une série de problèmes, notamment celui d’empêcher de penser comment une écriture, dans sa spécificité, invente une lecture, ceci différemment chaque fois qu’il y un lecteur. Autrement dit, c’est sans doute la lecture plurielle qui est à penser, une œuvre en étant l’invention parce qu’elle est de l’ordre de valeur et de l’acte éthique (non au sens moral, mais à celui d’une subjectivité dans le langage) ; d’où le double enjeu de l’oralité et de la relation pour définir la lecture comme une « réénonciation, jouant une aventure du sujet, une subjectivation […] de l’ordre de l’inconnu, de l’aventure pleine et entière, d’une intersubjectivité, et encore plus certainement d’une transubjectivité.» (p. 116) Ceci est important pour ne plus faire de l’enseignement une autorité disant ce qu’il faut lire, mais une pédagogie ouvrant les lectures et amenant à se questionner sur la manière dont on lit, sur un comment lire recommencé dans chaque texte.

De fait on ira voir l’importante et suggestive bibliographie en fin de volume, lire chaque question pour s’apercevoir que ce livre est aussi un carnet de lectures montrant comment du sujet s’y construit, poursuivant une aventure de lecteurs. D’où un certain inachèvement appelant à recommencer, à poursuivre, continuer et à ne pas « [oublier] ce que peut un sujet de la lecture dans et par la voix-relation. » (p. 117) Sans aucun doute un livre qu’on lit est-il un livre où l’on met et donne de sa voix. Alors la littérature est telle que la jeunesse la change, comme la jeunesse est celle que permet chaque œuvre littéraire. La citation de l’excipit de Zazie dans le métro qui est certainement aussi un incipit est l’allégorie de ce mouvement de la relation : « - T’as vu le métro ? / Non. / Alors qu’est-ce que t’as fait ? / J’ai vieilli. » Le lecteur n’a lui non plus pas vu le métro : « Voilà bien une vérité d’expérience qui ne renvoie pas à une certaine objectivité ou pour le moins à la mesure exacte des choses… », commentent les auteurs, mais pas seulement : plutôt découvrent les auteurs – la « vérité d’expérience » étant cette expérience dans le langage que donne à penser Queneau et que Marie-Claire Martin et Serge Martin vont explorer.

Le problème des genres, et avec lui celui des traditions, étant posé, c’est celui des œuvres comme discours et activités spécifiques qui permet de déplacer le point de vue de l’objectivation à la subjectivation. Je retiens deux propositions faites au début du livre : « S’il y a mélange des genres avec la littérature de jeunesse, c’est quand elle fait œuvre, c’est-à-dire quand elle n’est plus un genre mais une activité qui fait événement autrement qu’à se retourner vers le passé ou à préparer un futur. » (p. 14) « L’enfant abandonné serait d’abord l’enfant actif dans et par son abandon au langage : voilà une hypothèse qui ne cessera de nourrir nos questions sur la littérature pour la jeunesse. » (p. 19) Où l’abandon ne se confond pas avec une psychologie, mais où il est « à la relation dans le langage, sujet du langage n’advenant que par cet abandon au langage tantôt mis dans la volubilité, tantôt dans la retenue. » (Ibid.) Et tout le livre est traversé par le concept de « racontage », concept heureux pour un bonheur des activités de raconter et d’écouter comme activités de la voix, et qui recommencent quand les enfants réclament « encore ! » au lieu de s’achever de manière tautologique en séparation d’un signifiant et d’un signifié, d’un sens et d’une forme, dans les comptages séquentiel et actanciel des schémas narratifs ou dans les racontars de la narratologie sur le discours narratif.

Ainsi un premier levier est la fable dont il ne faut pas oublier qu’elle est en premier lieu une activité de la parole, comme le conte est activité de « racontage ». Et La Fontaine et Perrault oscillant tous deux entre « les courants de la tradition didactique (fables) ou narratives (conte) » (p. 20), amènent à penser « le récit vivant, disons le conte fabuleux comme théâtre de voix dans une voix de raconteur, [engageant] l’enfant à voir, entendre et ainsi apprendre » (c’est moi qui souligne). Puis d’ajouter : « mais le récit porté par cette voix conteuse, engage aussi l’enfant à demander soit qu’on recommence le « (ra)contage », soit qu’on le récite tout ou partie, de façon à le mémoriser non seulement par cœur mais par corps, c’est-à-dire à son corps accueillant. » (p. 21-22) Voilà qui pousse à définir la fable non comme genre mais comme « mode de dire » et à penser non une moralisation, mais une relation dans et par ce mode de dire qui est transmission d’une transmission, un acte éthique. Mais voilà aussi qui pousse à un programme – non une programmation – d’étude, d’écoute de ce qu’on appelle la littérature jeunesse « comme une conceptualisation critique de tout ce qui engage le mouvement des œuvres et de leur lecture. » (p. 22)

On peut se pencher sur ces trois activités qui se croisent et sont les inséparables du discours ; voir, entendre, apprendre sont bien de l’ordre continu et ce continu engage à son tour une pédagogie, laquelle est relationnelle langagière discursive. C’est même tout le fabuleux de la lecture et de l’écriture. De là il y a à penser ce qu’est un « classique en littérature jeunesse » (question 6) et ce qu’est également un classique de l’école – une jeunesse de la littérature qui n’est pas pour l’école ou pour la jeunesse mais qui, si on la lit, l’entend, porte « à hauteur d’enfance », comme l’écrivent les auteurs. Ainsi chaque œuvre écrit – et non inscrit - chaque lecteur à son école : c’est bien la différence entre l’école des œuvres et les œuvres ou écritures scolaires que permet de penser Quelle Littérature pour la jeunesse ? Alors trois exemples (ceci est une expédition dans le livre) pour ce même continu (qui ne se réduit bien sûr pas à trois « termes »… mais se conçoit dans ces activités langagières ; sinon on arrête tout !). Les termes ne sont plus des termes mais des problèmes, avec souvent le plaisir à déjouer les « questions pièges ». D’abord, voir, avec notamment quatre questions (de 37 à 40 : « Un livre d’art pour enfants apprend-il à mieux se dire ? Comment les textes ont-ils des rapports aux images ? Les albums ont-ils toujours un texte ? Les albums sont-ils réservés aux lecteurs débutants ?) : voir est un rapport au langage quand les albums « obligent chacun à agrandir les oreilles, c’est-à-dire l’écoute de ce que nous font les œuvres » (p. 139). C’est bien ce qui s’insinue de langage, de « racontage » dans les images qui font parler et ne se réduisent pas à une « fonction » d’illustration, comme les auteurs l’écrivent à propos de contes illustrés de Ionesco : « leur force même de conte peut-être vérifiée dans l’édition illustrée et […] leur mouvement de répétition des images au texte et inversement vient comme rejouer ce que Gardaz appelle "un principe d’invention" propre aux contes eux-mêmes. » (p. 130) Ainsi les auteurs déjouent un dualisme entre visuel et textuel pour penser leurs rapports. Nous voilà tous lecteurs débutants dans la mesure où nous débutons notre lecture dans chaque image comme dans chaque texte. Puisqu’il s’agit encore toujours d’un nouveau lire (j’insiste sur l’activité) on entend toujours davantage : entendre, développer l’écoute du langage, des œuvres est bien ce qui se joue : à propos du roman d’Arnaud Cathrine, Mon Démon s’appelle Martin, nous partons « sur l’épaule d’une voix qui nous emporte » (p. 64) ; certainement alors les voix muent (question 17, « l’écriture à haute voix permet-elle aux adolescents de muer ? »), mais aussi les écritures, les lectures, à voix haute ou haute voix silencieuse : lire ensemble est une écoute des mutations de cette « voix pleine de voix » où l’on s’invente lecteur, sujet dans sa lecture ; les salles de classe deviennent alors les espaces de l’utopie. En ce sens il y a toujours à apprendre. Et Quelle littérature pour la jeunesse ? fait de l’apprentissage, des apprentissages, non des totalités de savoirs, mais des expériences, comme celles vécues au travers des documentaires « initiés par le père Castor : un accompagnement par la voix et le regard, l’une dans et par l’autre » (p. 112, question 33 « les documentaires sont-ils les seuls à faire découvrir le monde à leurs jeunes lecteurs ? ») ou avec L’Enfant et la rivière d’Henri Bosco, illustré par Georges Lemoine, roman dans lequel « le lecteur est emporté dans le remous d’une expérience langagière pleine de connaissance […] qui inclurait ici une ressemblance des intériorités entre le monde humain et le monde naturel. » (p. 112-113)

En somme nous nous embarquons, avec ce livre dans une anthropologie historique du langage, qui a beaucoup à apporter à la didactique, voisine aussi de celle de Meschonnic affirmée dans Critique du rythme[2]. La littérature de jeunesse trouve là mieux qu’une didactique, sa poétique, dans l’aventure d’une connaissance en mouvement de langage : si le lecteur « vieillit », c’est au sens où l’entend Zazie, en plein avenir, en pleine jeunesse… Alors si ce livre s’interrompt sur l’avenir, c’est qu’avec la littérature comme il l’envisage « cela n’a pas d’âge ». Et puisqu’ « un chef d’œuvre n’est pas fait pour être célébré mais pour œuvrer à continuer l’humanisation » (p. 171), nous n’avons plus qu’à recommencer ce livre. Son écriture, les lectures et les problèmes qu’il invente ont en eux quelque chose de ce que donne à penser le titre d’un des livres de poèmes de Serge Ritman (alias Serge Martin) : A L’Heure de tes naissances[3]. Alors combien de jeunesses dans quelles littératures ?

Laurent Mourey



[1] Emile Benveniste Problèmes de linguistique générale, vol. 1 & 2, Gallimard, 1966 et 1974.

[2] Henri Meschonnic Critique du rythme, anthropologie historique du langage, éditions Verdier, Lagrasse, 1982 ; réédité en collection Verdier poche en 2009.

[3] Serge Ritman A L’Heure de tes naissances, rimes et résonances, éditions de L’Atelier du Grand Tétras, Mont de Laval, 2007.

Le Français aujourd'hui n° 165, juin 2009, p. 127-128.

Marie-Claire Martin et Serge Martin, Quelle littérature pour la jeunesse ? Klincksieck, 200 p., 16 Euros.

Oui, mais la question se retourne aussi, et tourne dans tous les sens : quelle jeunesse pour la littérature ? quelle jeunesse de la littérature nous transforme ? Cinquante questions (c’est la règle de la collection) inventent ici une infinité de problèmes. Car il ne suffit pas d’apporter cinquante réponses pour tenir l’ensemble de ce que peut, et peut être, une littérature, des littératures tournées vers la jeunesse, vers les jeunesses. Inventer des problèmes, plutôt qu’apporter des réponses, est déjà porté par, et porteur d’une représentation de la lecture et de l’écriture comme activités critiques, activités de pensée qui entraînent un maintien en chantier des savoirs, en opposant aux vérités admises le développement des points de vue. Si bien que parlant littérature, on parle langage, on parle didactique. Et anthropologie, politique, éthique. Alors de la première à la dernière question (« Le lecteur de littérature de jeunesse a-t-il de l’avenir ? » qui est une façon de ne pas conclure, mais de recommencer), les notions bougent. La première, « La littérature pour la jeunesse est-elle un genre ? », engage aussitôt la question de la littérarité des œuvres littéraires dans leur ensemble, en ce sens qu’elles sont toujours, hors les classifications, une invite à « vivre la voix des œuvres en entendant aussi les voix dans la voix » (question 1, page 13 – par la suite, numéro de question et numéro de page). Une activité plurielle, éthique, plutôt qu’un produit, étiquetable. Alors « s’il est un genre qui peut prétendre emporter toute la littérature de jeunesse avec lui, c’est bien celui de la fable », mais dès lors la fable n’est plus un genre mais « un mode de dire » qui inclut et subordonne tous les genres à « cette force non assignable que réalise n’importe qu’elle fable quand elle fait de la voix son propos et son moyen » (1, 13). Et il y a là de quoi ici transformer radicalement la représentation du littéraire, partout, et d’abord à l’Ecole : puisqu’au discontinu du courant et du littéraire, du réel et de l’imaginaire, du vrai et du fictif, de l’objectif et du subjectif… est substitué le continu corps-langage, qui place le littéraire au cœur même du quotidien, de ce que c’est, quotidiennement, que parler. C’est à entendre dans, par exemple, les « formulettes » (4, 25) de cours de récréation, qui passent habituellement pour être sans écriture, ce qui ne tient que si l’on conserve inchangées les définitions dichotomiques du langage et de la vie, de l’oral et de l’écrit. Mais ici les définitions changent. Car ce livre n’est ni un panorama, ni un ouvrage de vulgarisation de savoirs scientifiques considérés comme acquis. Non, c’est un ouvrage de pensée. Et qui invente les outils de sa pensée. Et l’un des outils de pensée que nous fabriquent les auteurs, et qui sera du meilleur profit pour qui voudra mettre en perspective critique les représentations qui ont cours à l’Ecole, est le « racontage » (15, 57) : « une dramaturgie », celle de la fable, qui excède d’un côté la réduction à une « diction » et, de l’autre, « le fonctionnalisme qui enregistre le discontinu des catégories » (14, 53 et 54). Le « racontage » permet de tenir une des spécificités de la littérature de jeunesse qu’on évacue souvent en séparant ce que les œuvres inventent d’un seul rythme (même lorsque c’est à quatre mains), ce qui, ensemble, invente l’œuvre : « le racontage met l’illustration au régime de l’écoute » (15, 57). C'est-à-dire que la réénonciation – « passage du mouvement de la parole » (15, 59) – qu’est toute lecture fait entendre clairement que le silence du dessin est un plein de langage, tout comme le texte, et avec, est un plein de langage allant transformant qui lit, quand il devient qui parle sa lecture. La fable, comme « universel du langage » (15, 59), engage aussi une réflexion sur les fables du langage, une écoute du « racontage » des théoriciens. C’est un premier pas vers l’enseignement de la théorie du langage dont Henri Meschonnic à récemment rappelé l’urgence (voir : Henri Meschonnic, Dans le bois de la langue, éd. Laurence Teper, 2008). Il s’agit de sauter le pas. « On sait, depuis le mythe de Babel, que ces rêveries [les « hypothèses scientistes sur l’origine du langage » que François Place évoque dans son album Les derniers géants] portent en elles non des vérités mais des fables dont la force est dans le racontage et non dans un quelconque dévoilement d’origine » (28, 97). Parce que les savoirs d’aujourd’hui font les fables de demain, il y a à penser dès maintenant ce que nos représentations portent de fabuleux, vers un plaisir de la théorie, disons un plaisir du langage porté jusque dans la réflexion sur le langage. C’est ouvrir une aventure de sujet. A propos de « Mondo », la nouvelle de Le Clézio, on verra que les « passages de voix » n’autorisent pas à parler seulement de « narrateur ou de personnages : le sujet n’est pas une fonction narrative et encore moins une instance mais une instanciation » (29, 99). Ou bien ce sera la « grammaire des stéréotypes » (« divers schémas narratifs », « types majeurs de discours », « scénarios fondamentaux », « principales galeries de personnages », « motifs clés » – 35, 120) qui, voulant tenir le récit empêche d’entendre le racontage. Les auteurs proposent alors d’écouter « non le thème mais la thématisation comme un mode de dire le monde, les choses, la vie » (36, 122). Une activité de l’œuvre qui définit la reconnaissance non comme l’application de savoirs, un réinvestissemnet ad libitum des acquis, mais comme la connaissance nouvelle qu’entraîne une perte de ce que l’on sait devant, justement, les spécificités irréductibles de chaque œuvre : « ces histoires [celles de Christian Oster] nous demandent de douter qu’elles parlent de quelque chose quand elles ouvrent tout simplement une parole qui fait que nous ne savons plus vraiment de quoi nous parlons en en parlant. » (36, 123) Alors seulement, avec la modernité des œuvres (« leur activité au présent de la lecture » – 43, 149) « l’individuation » se fait « subjectivation » : nous faisant quitter « des représentations pour des inventions » (47, 162), l’éthique d’un lire qui est un vivre-dire contre le moralisme : « une société des loisirs et de la consommation, qui met tout au régime d’une rentabilité, enferme le didactique, y compris scolaire, dans une moralisation obligatoire plus qu’elle n’ouvre à une aventure éthique » (47, 159). Changer les points de vue est une proposition politique forte : Marie-Claire et Serge Martin proposent que l’on recherche, dans la thématisation des relations et dans le fait littéraire lui-même comme relation de relations, de quoi ouvrir le culturel à ce que peuvent les œuvres en leurs spécificités, plutôt que la reproduction et le maintien, par la plasticité des formes affectives, culturelles, sociales, d’un ordre qui met l’activité des œuvres au passé, à son passé, et fait du contemporain la caisse de résonance des catégories anciennes, jusque dans ce que les œuvres semblent porter d’anomique (lire toute la question 47 : « Les pères sont-ils devenus de grands enfants en littérature de jeunesse ? », p. 158 et suivantes, qui claque le bec aussi, incidemment, à qui voudrait encore opposer le littéraire-fictif-divertissement au quotidien-réel-sérieux, car où, mieux que dans les arts du langage, pourraient s’élaborer nos représentations concrètes ?).

En des temps où le passéisme est la dernière vision d’avenir, où le littéraire tourne au patrimonial, au testimonial et au testamentaire pour empailler son activité en produit culturel-cultuel, où les démagogies de toutes rives s’entendent à merveille pour maintenir les lieux communs les plus fréquentés et les plus stériles, « Quelle littérature pour la jeunesse ? » rafraîchit les idées et dans le lourd climat des défaitismes et des cynismes associés ravive le plaisir de penser ce que l’on fait de la littérature et de l’enfance. Plaisir évident des auteurs partis, et nous entraînant, à la découverte d’un continent littéraire encore peu (re)connu, et trop souvent classé dans la para- ou la sous-littérature. Plaisir qui donne envie de le partager, et d’aller voir ce qu’on ne connaît pas, et d’aller retrouver ce qu’on croyait connaître.

Philippe Païni


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Note de Francis Marcoin dans Cahiers Robinson n° 27, avril 2010, p. 200-201.




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