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Danièle Corre
ou l’élégie dans la merveille de vivre
par Serge Martin
Née en 1946, Danièle Corre construit une œuvre poétique comme arbre à mémoire – tel est le titre de
son premier livre (La Bartavelle, 1999) qui a obtenu le prix Jean Follain. Ce
qui montre d’emblée l’orientation existentielle de la poésie de Danièle Corre :
Follain pour lequel, selon Guillevic, « le mot se détache du
silence ». Un tel détachement, serait-ce cette énigme du sol et du corps, ce travail du poème dont « les mots
s’ouvrent/ comme des mains/ qu’on desserre » ? Au lecteur d’en
apercevoir « le jour, à nouveau », dans la lente lecture et sa nuit qui ne se tait pas, alors même que « nous venons de plus loin/ que
le chagrin/ avec au fond des yeux / des maisons incendiées ». C’est cette
expérience qui nourrit l’œuvre jusqu’à l’attente des lectures au cœur même des
écritures que Danièle Corre sait si bien accueillir dans des ateliers avec des
adolescents ou dans les rencontres avec les poètes et les artistes – voir aussi
le beau livre où poèmes et aquarelles accompagnent un voyage au Vietnam : Où parle doucement l’âme des morts
(éditions Aspect, 2012). Aucune plainte donc avec une telle poésie puisqu’elle
est toute orientée vers la merveille de vivre, son chant au présent qui ouvre à
un ravissement langagier emportant aussi, dans son poème, les tourments du
monde et des vies.
Les mots s’ouvrent
comme des mains
qu’on desserre.
On a jeté
tous les poings fermés
dans l’air léger.
La terre est tranquille.
Sous le bitume
fleurissent
des gouttes de rosée.
(Enigme
du sol et du corps, éditions Aspect, 2006, p. 90)
Lisant tes livres, il me semble que leur écriture maintient
une tonalité profondément élégiaque ? Est-ce qu’on peut dire que ce ton
qui fait ta voix, tout à fait reconnaissable de livre en livre en regard des
écritures de l’époque, creuse une manière de « vivre langage », comme
disait Henri Meschonnic, à hauteur d’expériences, d’anecdotes précises et en
même temps mystérieuses, de notations au plus près des saisons et du quotidien,
pas seulement liées à la mort mais rattachant la vie à sa fragilité, sa
fulgurance et sa fugacité, qui font d’ailleurs aussi sa beauté ? Je pense,
disant cela, à ces vers qui viennent clore ton premier livre : « Ce
qui reste / est à ramasser / en petits tas serrés / à tenir fort / au bord du
temps » (De clairière en clairière,
Poésie sur Seine, 2002)
Tout d'abord, merci de me lire et de me reconnaître une
voix, mais je suis surprise par l'expression « tonalité profondément
élégiaque » à propos de mes poèmes. On peut évidemment se tromper sur
soi-même, et le lecteur est toujours libre de son interprétation et de sa
lecture dès qu'il a trouvé des indices suffisants, mais il me semble que tout
en moi est refus de la plainte. Je ne me reconnais donc pas dans l'élégie où je
ne trouve que lamentation et constat
d'immobilisme. Ta question m'oblige à me relire attentivement.
Si dans mes premiers recueils apparaît comme une nostalgie
de l'enfance, c'est plus une évocation d'un lieu de source et de lumière où
reprendre force et énergie qu'un motif de mélancolie. Même si la poésie se
nourrit du quotidien, de tout ce qui est donné à vivre d'une expérience unique
et singulière et en réalité plurielle, elle est confrontée au tragique de la
vie, au sens à donner à la vie, au temps, à la disparition. Peut-on parler
d'élégie pour autant ? Je ne sais si c'est "vivre langage" selon
Henri Meschonnic. Nommer est pour moi une façon de rendre le monde acceptable,
une promesse d'avancée, de changement. Le mot du poème est, de mon point de
vue, une chance de faire un pas vers l'ailleurs, vers le futur. En relisant le
recueil Comme si jamais personne
(éditions Aspect, 2008), j'y vois p. 35: « Nul ne me forcera
au pas/ attendu, de retrait, de retour/ vers les niches d'enfance... » et
p. 36: « tirer un trait/ sur les vieilles traces/ tisonner/ les dernières
nouvelles » ou dans Routes que rien n'efface (éditions Aspect, 2012), p. 75
« Je suis venue de loin,/ouvrir le seuil, extraire/ le sens du
départ ». Dis-moi, ce n'est pas le ton de l'élégie ? A moins que trop s'en
défendre signifie reconnaître que ton expression est juste ?
Le mot du poème est la meilleure façon que j'ai trouvée pour
voir clair dans le présent confus - je reprends l'expression de
Georges-Emmanuel Clancier dans Évidences : « Le Poème met la vie en
ordre » - C'est saisir ce qui nous traverse et nous rend intensément
vivant, c'est lutter contre la terrible précarité de l'existence en donnant à
l'instant sa force d'éternité et nous permettre « d'être pieds nus/ dans
la merveille/ de vivre ».
Tu as une forte proximité avec quelques poètes
importants qui n’ont pas toujours la reconnaissance méritée. Je pense, en
particulier à Georges-Emmanuel Clancier, né en 1914, que tu cites en épigraphe
de ton livre récent La Nuit ne se tait
pas – je pourrais évoquer également ton amitié avec Richard Rognet, né en
1942, dont quelques vers ouvrent les cinq mouvements de ton très beau livre Routes que rien n’efface. Si, te lisant,
on aperçoit une recherche évidente d’aller au plus simple d’une diction qui
emporte, tout en maintenant sa part de mystère, son obscur travail, il me
semble aussi que ton écriture est profondément imprégnée de lectures intenses.
Peux-tu confirmer ce travail sous-jacent à ton écriture qui me rappelle ce qui
nourrissait pareillement Marcelline Desbordes-Valmore ?
Oui, en effet, j'ai la
chance d'être une amie très proche de Richard Rognet et de Georges-Emmanuel
Clancier – à qui, un jour, j'ai écrit mon admiration et qui m'a répondu – et
dont je connais bien les œuvres. Sans doute dans mes poèmes y a-t-il un peu de
leurs terres familières et de leur musique... Georges-Emmanuel y lit une
violence qui le surprend et qu'il affirme comme m'appartenant... tu sais
combien le lecteur est souverain...
J'ai été, ces dernières années, présidente du Cercle
Aliénor, cercle de poésie et d'esthétique, qui reçoit une fois par mois, à la
brasserie Lipp, un poète ou un spécialiste d'un poète, je participe aussi au
« Mercredi du poète » et à la revue Poésie/Première. Cela me permet d'accroître mes connaissances en
poésie contemporaine, mais je suis toujours en manque de « lectures
intenses ».
Ma vie professionnelle, ma vie familiale, avec un enfant
handicapé et beaucoup de bouleversements, ne m'a jamais laissé assez de temps
pour ces lectures rêvées. L'écriture a été pour moi l'outil d'une lutte âpre
dans une réalité difficile et m'a permis de résister à bien des naufrages. Mon
dernier livre, en prose, La Vie seconde, publié aux éditions Tensing,
est le récit de ce long combat vers une humanité dont, adolescente, j'étais
bien éloignée. J'admire Marcelline Desbordes-Valmore. Je ne vois aucun lien
avec elle mais ce rapprochement me plaît.
L’angoisse
étourdie
par
nos rondes
nous a
laissé
jouer
dans l’eau,
cueillir
au ras des vagues
tous
les visages
jetés
des ponts.
(Ce sourire que le jour retient, éditions
Potentille, 2009, p. 7)
Tu as une longue expérience d’ateliers d’écriture
avec des publics scolaires. Est-ce qu’elle te permet d’apercevoir les pistes à
explorer pour faire face aux difficultés rencontrées dans l’enseignement de la
littérature et plus généralement dans la politique de la lecture ? Quelle
réciprocité avec ces écrits de jeunes as-tu ressentie ? Dans le même ordre
d’idée, tu as souvent travaillé de concert avec Sarah Wiame (et d’autres
artistes) pour réaliser ce qu’on appelle des livres d’artiste. Comment
conçois-tu ce rapport dans et par le livre entre des activités, où mains et
papiers s’ajustent à plusieurs, qui paradoxalement semblent même se
renouveller, du moins se développer, alors que le numérique semble
l’emporter ?
Ce
qui me permet de poursuivre l'expérience des ateliers d'écriture en milieu
scolaire est l'émerveillement lu dans les regards d'enfants quand ceux-ci
prennent conscience de la beauté de leurs écrits. Ils viennent sans obligation,
à l'heure dite. Ils prennent appui sur des poèmes contemporains pour mettre en
place leur univers et sont avides de mots et de dictionnaires ! Cet élan
m'enthousiasme, m'émerveille.
En lycée professionnel, le constat le plus étonnant vient
des professeurs après l'heure de poésie :
les élèves ont perdu leur violence, les cours qui suivent sont calmes !
N'avons-nous pas à portée de main un outil particulièrement intéressant que
l'éducation nationale néglige ?
Ces ateliers n'ont aucune incidence véritable sur mon propre
travail ; ce qui me guide est la joie, la joie partagée, la certitude que la
passion des mots reste vivante selon un pourcentage semblable d'année en année
et qui, peut-être, oubliant ma propre enfance lumineuse, me conduit à écrire :
« l'enfance jouera/ sur des terres-pleins de clarté/ qui nous
sauveront » p. 99 de Obstinément l'enfance (éditions Aspect, 2005).
Je me sens davantage impliquée dans la création de livres
d'artiste, selon mon désir ancien de dessiner et de peindre. Le bel objet
qu'est alors le livre offre au poème un espace plus vaste, une profondeur et
une beauté plus grandes. C'est une entreprise très stimulante. Ainsi, j'ai
écrit des poèmes qui n'auraient jamais vu le jour sans les réalisations
picturales qu'on me proposait. Le plus souvent, c'est le peintre qui agit à
partir du poème. Les échanges avec mes amis peintres vont sans le sens d'une émulation
réciproque et d'une satisfaction intense liée à la création commune. Nous
sommes alors dans le domaine de l'art, en productions limitées, bien loin du
numérique utilitaire du grand nombre. On peut utiliser aussi les techniques
actuelles pour renouveler les possibilités de création picturale.
Nous venons de plus loin
que le chagrin
avec au fond des yeux
des maisons incendiées.
Le jour, à nouveau, ruisselle
de clarté,
comme s’il marquait
un commencement du monde.
Je t’attends dans le silence
de moi-même
quand se taisent les grandes voix
qui me portèrent
des terres calcinées
à la fraîcheur des herbes.
Je t’attends dans la main du monde
paumes ouvertes.
Le jour nous travaille
au présent
et nous allons,
sans racine,
le regard
sur la première branche,
oubliant la luxuriante canopée
qui nous enlacerait de splendeur
et de répit,
mais de crainte aussi,
car tout serait dit
de l’effarante aventure
qui nous agite, nous tourmente
et nous ravit.
(La Nuit
ne se tait pas, Editions Tensing, 2013, p. 86-87)
Entretien
et montage réalisés par Serge Martin avec l’amicale complicité de Danièle Corre
en janvier-avril 2014.
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