Notes de lecture
Henri Meschonnic dans Aujourd’hui poème n°47 (janvier 2004)
Il y a une ivresse des mots chez Serge Ritman, auteur de déjà une bonne huitaine de livres de poèmes. Poète de la relation amoureuse qui invente sa manière de se dire avec une sorte de jubilation communicative, qui semble précipiter le débit, dans une volubilité qui charge sa parole où se presse le désir : « dans toutes ces / résonances de ton corps qui s’infinit / tes yeux et gestes / multiplient l’instant / qui a toujours été sera » (p.11), ou : « une femme me traverse / comme ta voix » (p.12). Séquences brèves qui se succèdent sous l’épigraphe heureuse et rare du poète russe Annenski : « L’impossible est tout ce que j’aime ». Puis un poème plus long tout mêlé de Chagall et du Cantique des Cantiques, le Chant des chants, et qui se découpe sur des lavis de Colette Deblé, reproduits dans le livre. J’aime ce qu’il y a de cosmique dans l’érotisme de ces poèmes : « Avant que les nuages se retirent la lumière est là pour être prise sur ta bouche. Dans la mer et avec la brise que les nuages font, elle monte la lumière dans tes yeux. Tu les fermes ? » (p.63). Ils sont suivis de proses, au rythme entrecoupé, segments d’un dire sans commencement ni fin : « […] je veux dire que c’est bien quelqu'un d’autre que ce moi qu’en tout cas c’est quelqu'un qui ne sait pas qui il est et qui ne peut que se découvrir à ses risques et périls te trouver non dans les mots mais dans des paroles qui engagent une aventure pas plus prévisible que celle de nos corps mais l’incluant celle-ci et emportant et nos corps et notre histoire et nos paroles ces paroles qui nous tiennent même si on ne les tient pas je t’aime peut-être alors à ce moment d’abandon le poème comme ces rimes je tu » (p.67). Et il y a aussi du rire, et il sait jouir de la truculence, constamment dans l’imprévisible et les déraillements d’une voix qui travaille à se découvrir, à dire « l’infini de la relation » (p.105), « l’inconnu de la relation » (p.110). C’est à la fois extraordinairement défait, disjoint, et tenu : « les poèmes / – ne racontent pas / greffent en crise » (p.121). Un tempérament. Ça ne s’oublie pas. Allez écouter un peu cette résonance.
Philippe Païni
dans Europe n° 900 (avril 2004), p. 346-348.
Le poème est toujours poème d’amour et poème de combat. Son utopie, c’est ouvrir un espace dans les formes fermées des Lieux Communs de la Poésie. Lui commence quand finissent ses définitions à elle. Il a des armes et des baisers dans la bouche.
Il est grand temps d’en finir avec le cauchemar idyllique de la Poésie. Avec le grand Sens majuscule qui nous surveille du coin de l’œil, comme un dieu, pour devant les fruits de l’arbre nous émasculer. Avec la Présence enfin définitive de l’Etre pris par des chasseurs naïfs dans des filets de peu de mots. Avec l’Eden rêvé où l’on ne croit que ce qu’on voit, et l’espoir toujours déçu de la transparence du langage. Ta Résonance, le nouveau recueil de Serge Ritman, est une nouvelle pierre dans ce jardin-là, qui pue le renfermé parce que ne cesse d’y pourrir la vieille langue poétique.
C’est dehors le monde, opération portes ouvertes. Il suffisait, pour enfin sortir, de prêter moins d’attention au reflet qu’à l’écho. Parce que le jardin, c’est la caverne. La caverne est dans les têtes, et chaque tête c’est le monde entier qui commence et la caverne qui s’ouvre, dès le maintenant toujours naissant où une voix s’écrit, une oreille dans la bouche.
Le paysage-image : « Faut-il ajouter que son absence n’est pas là non plus pour suggérer une quelconque présence ? » (« Comme s’il manquait toujours l’image », p. 70)
Le motif de la mer, ici partout, est passage et non paysage, parce qu’il efface les distinctions qu’y met le signe, de la description à l’évocation – le devenir voix de voir. Le poème de la section « Quelques lignes pour une marine », qui commence par « Je vois » et se termine par « Tu entends ? », est emblématique par son ouverture, de « je » à « tu » et la tonalité suspensive de l’interrogative. Il a fallu, pour parvenir au « Tu entends ? », répondre au « Je vois » par un « je ne vois pas ». Il ponctue une chaîne où les mots du mouvement riment, par leur signification et leurs sonorités : « traversée d’un air infini avec les yeux ; traversée d’une marine », « suivent », « mouvement », « avancée », « suivent », « vagues ». Le paysage n’est pas donné à voir, mais donné à entendre. Non imposé par l’évidence autoproclamée d’un regard, mais proposé : tout un monde, non fermé sur un sens caché que le poème révèlerait, mais s’inventant dans l’ouverture vers l’inconnu de la relation, ce que fait entendre l’interrogation. Ainsi, la « résonance » est l’invention continuée, dans le poème, non seulement de son sujet, mais aussi de son « interlocuteur providentiel » (Mandelstam) – et mutuellement l’un par l’autre. Et le poème, alors, est une activité marquée par « la réciprocité » (c’est le titre d’une autre section), et c’est encore à Mandelstam qu’on pense : « Si je connais déjà celui à qui je parle […] je n’aurai pas l’opportunité de m’émerveiller de son émerveillement, de me réjouir de sa joie, d’aimer de son amour. » (De l’interlocuteur, essai de 1913) « Aimer de son amour », tout est là.
Et c’est dans le poème « Rimes intérieures » (dédié à Bernard Noël), au centre du recueil, que se théorise cette pratique, et qu’exemplairement se pratique cette théorie : « il suffit de le faire d’oser de risquer l’ailleurs l’autre l’inconnu qui ne sont pas là déjà ou alors on refait du déjà fait déjà là déjà connu déjà poème donc plus poème avant de le lire ou de l’écrire le poème comme le tu du je le poème ». Où l’absence des signes de ponctuation met le silence dans la syntaxe, la bouche dans l’énoncé, l’énonciation dans l’oreille – quand d’autres ne font entendre que l’énoncé écrit sans bouche, et y font des réserves de blanc pour illustrer leur mystique de l’indicible.
Et c’est pourquoi, aussi, la répétition, chez Serge Ritman, n’est pas l’éternel thrène des poètes paysagistes, qui ont fait de l’impuissance à décrire l’obsession sans joie de leurs œuvres et du repentir une théo-poétique négative. Ici, la répétition érotise l’espace du poème où la relation est vivante. Devant les tableaux de Chagall, dans « Avec des baisers de sa bouche », le poème ne peut se borner à l’illustration verbale du peint. Il ne renchérit pas non plus sur ce qu’il montre, et, du coup, avec, aussi, la mémoire du Chant des chants, le poème n’est plus devant le tableau mais dans la peinture, et c’est à partir d’elle que se fait le poème (le poème, c’est fait pour partir, pas pour s’asseoir ; et c’est pareil pour le tableau : même assis devant le tableau, on part dans la peinture). Non, le poème récite l’aventure d’une voix amoureuse où le lecteur aussi se prend à jouir. Quelque chose s’érige dans l’écoute qui n’est pas un temple ; mais le chant d’amour qui profane le temple, en efface les signes pour en faire l’espace nuptial du poème, où le sens tourne et fait tourner la mémoire dans l’oreille. Dans les cinq parties du poème, il faut lire le jeu des échos : la « bouche » du titre est partout. Les sonorités disséminées de tour, tourner, trouver, ouvrir font de parler le baiser même du poème.
Autre dialogue amoureux avec l’image : « Tatouages et grains de beauté » (offert en fac-similé) qui reprend les textes de « Tu à l’infini » en les inscrivant dans des silhouettes féminines de tableaux célèbres que citent Colette Deblé. La « résonance » du poème se double de la transparence du papier (les formes, silhouettes et mots, se superposent) pour faire du sens une concrétion d’images et de langage, un présent complexe et pluriel qui approfondit la surface simple du dessin et la linéarité de l’écriture. « la représentation n’existe / pas au présent », dit le poème. Ici, le présent s’épaissit, montre ses strates, et la représentation n’est plus représentation, mais la mémoire de l’œil et de l’oreille s’ouvrant à l’inconnu sans cesse nouveau devant nous.
Pas la caverne. Pas l’Eden bête où les têtes s’enferment dans leur pureté frigide. Pas le Musée mais le monde. Tout comme dans tout le recueil – moins recueil d’ailleurs que départ proposé, utopique et joyeux, vers : le monde comme relation, toujours changeant, et « résonance », de sujet à sujet. Alors, d’accord pour la présence, pourvu qu’elle ait fait son deuil de la représentation (et de sa majuscule), parce que c’est ici l’amour quotidien qui parle et pas la nostalgie des images hiératiques. D’accord pour la présence, pourvu qu’elle soit « quelconque », mais source pourtant, jamais tarie, d’émerveillement lucide pour l’écoute amoureuse que Serge Ritman nous propose.
Alexis Pelletier dans Triages n° 16, éditions Tarabuste, 2004
Tentative de description d'un recueil d'amour (Serge Ritman, Ta Résonance, Océanes, 2003, 15 euros)
On sait que le terme résonance possède un sens qui touche aussi bien les phénomènes d'amplification des sons que l'effet de ce qui se répercute dans le cœur. Un titre comme celui choisi par Serge Ritman, Ta Résonance, place donc le recueil dans une optique qui entre dans le spectre - pour utiliser un autre terme acoustique - du lyrisme. Évidemment il y a dans le lyrisme aujourd'hui, une question incessante qui est celle du « comment chanter maintenant ? » La réponse n'est pas réellement donnée, sans doute parce qu'elle est introuvable, dans le recueil. Serge Ritrnan, au contraire, ne tend qu'à décliner plusieurs propositions qui cernent un domaine.
Le vers joue de certains décalages entre le souffle et la syntaxe pour induire une lecture rythmée. Un poème de la première partie du livre (« Tu à l'infini ») le démontre:
Tu m'es plus étrangère au plus près plus rien ne peut nous confondre même pas l'oubli et l'étreinte est déjà une confirmation comme l'éloignement défait tout ce qui nous
sépare ta peau refait mes cordes vocales
Tout se passe comme si l'autre, c'est-à-dire le Tu (et Serge Ritman de jouer sans exagération des toutes les possibilités sémantiques de ce Tu), aimé, requalifiait le corps et la voix de celui qui écrit. Et de ce retour à soi induit par l'autre, la langue sort comme neuve. Avec des poèmes un peu plus longs, le même mouvement semble présider à la deuxième partie du recueil « Avec des baisers de sa bouche », la troisième personne du singulier du titre créant une sorte d'effet d'attente, volontairement déçu par le poète qui ne s'adresse encore qu'au Tu de la première partie, un Tu enrichi cependant de la vision des tableaux de Chagall illustrant Le Cantique des Cantiques.
Puis vient la partie qui donne titre à l'ouvrage, « Ta Résonance ».
Elle s'ouvre par huit poèmes qui aboutissent progressivement à ce qu'on pourrait appeler une raréfaction du signe. Les deux premiers commencent par un « J'ai vu » qui fait entendre comme le souvenir du « Bateau ivre » et où les vers sont presque mesurés, avec une forte tendance au décasyllabe qui se pro-longe jusqu'au sixième poème. Puis les deux derniers opèrent une rupture qui concentre l'écriture sur le don de l'autre :
je viens:
tu m'as dit
ce poème
Et bien sûr, ce qui se joue-là, c'est la multiplicité du dire (dicter, lire, réciter, etc.)
Puis viennent trois groupes de poèmes en prose : « Courts réveils d'un instant », « Quelques lignes pour une marine », « Rimes intérieures ». A l'image des vers qui précèdent la prose n’est pas ponctuée. Elle aboutit dans le troisième groupe, à l'impossible définition du lyrisme :
le poème subjectif lyrique si l'on veut mais justement je veux dire que cela ne va pas de soi que le style émotif faisant passer celui qui parle devant ce qui est dit n'arrive pas à prendre le dit dans le je
Le groupe suivant « Comme s'il manquait toujours l'image », renoue avec la versification. Mais un vers plus long comme enrichi de l'expérience de la prose, expérience qui a été, aussi, celle de l'objet éloigné, je veux dire, celle de la troisième personne du singulier.
Faut-il ajouter que son absence n'est pas là non plus pour suggérer une quelconque présence ?
On le voit la ponctuation a fait son apparition, La langue s'est entièrement restituée par le chant lyrique.
Les deux derniers groupes de cette partie centrale (« Deux ou trois attelages sur la plage nue », « Rien ne tombe sous le sens ») sont la résonance des deux premiers.
tu tends
ta bouche
elle monte
la mer et la brise
ensoleillées
je te
prends
sur le dos
La partie suivante, « La réciprocité », est comme une méditation sur la manière de noter le corps (de l'aimée, de l'enfant, de l'amour) dans la phrase. Mais comme le lyrisme ne doit pas céder la place au je, les phrases sont courtes comme cassées par leur juxtaposition. Un lyrisme d'autant plus fort donc, qu'il refuse tout pathos
La mésange :
L'enfant chante en parlant. Il est tout langage. Non tout est dans son langage. Les gestes de son corps parlent dans une écriture qui danse. L'air est sa page: sa voix avale le monde
La dernière partie du recueil, « Sans retour », produit une sorte de point d'orgue de l'ouvrage. C'est la seule partie qui ne soit pas dédiée. Elle instaure un jeu entre deux personnes (Elle et Il), laissant la première personne du singulier en arrière plan, comme pour insister sur ce lyrisme débarrassé d'une marque trop forte de la subjectivité. Et tout converge vers la deuxième personne du singulier, donnant un sens très fort à la préposition qui fait le passage vers elle. Ta Résonance, en effet s'achève ainsi.
l'immédiateté
la neige
le gris
la - rafale
menaces par ta beauté
Il faut pour achever cette imparfaite description, dire combien l'écriture procède par secrets que la lecture révèle à demi. Les chiffres 5 et 8, par exemple, jouent un rôle considérable dans la structure du recueil. Et dire encore que sa première partie est illustrée, dans le cours de l'ouvrage (en léger décalage donc) par un cahier de 16 pages (2 x 8) de lavis de Colette Deblé.